lundi 30 janvier 2012

Les étoiles


Mardi dernier, pour célébrer l’anniversaire de mon beau-père, nous sommes allés au restaurant – devinez quel type de cuisine nous avons mangé ? Italienne traditionnelle, bravo ! Vous gagnez une belle cuisse de prosciutto ! Je n’avais pas beaucoup d’appétit en arrivant là-bas (je devais avoir un bébé sur l’estomac, littéralement), mais j’étais tout de même heureuse de partager ce beau moment avec famille et amis. Nous nous sommes attablés, avons commandé et fait un premier brindisi (porter un toast).

Depuis le début du mois de novembre, je suis congelée à cause de cette humidité qui pénètre les os et qui refuse de nous quitter, or, dans ce restaurant, il faisait chaud. Très chaud. Le chauffage provenait du plancher, nous sentions donc la chaleur entrer en nous par nos orteils et monter tout le long de notre corps jusqu’à nos joues, qui sont rapidement devenues rouges sauce tomate italienne. En d’autres circonstances, j’aurais peut-être apprécié cette vague de chaleur réconfortante, mais en raison de mon état, disons qu’elle n’eut pas d’effets très bénéfiques.

Après avoir mangé une délicieuse entrée de fleurs de zucchini farcies au ricotta, j’ai commencé à me sentir plus ou moins bien. Je n’arrivais pas à trouver de position confortable et gigotais constamment sur ma chaise. L’air semblait avoir de la difficulté à se rendre jusqu’à mes poumons, mon visage était en feu et je commençais à avoir mal au cœur. J’eus à peine le temps de dire à F. que je devais sortir prendre l’air que déjà j’étais dehors, en t-shirt, à essayer de faire redescendre ma température corporelle. La tête me tournait comme si j’avais bu deux bouteilles de vin à moi toute seule. Je dus m’accroupir un instant contre un muret de béton car j’avais peur de m’évanouir. Je suppliais F. dans ma tête pour qu’il vienne me rejoindre, cependant, il n’arrivait pas. Il n’avait pas compris que je ne me sentais pas bien, il croyait que j’étais simplement allée aux toilettes.

Après quelques minutes, j’ai fini par reprendre mes esprits. J’ai rejoint tout le monde à table. Les plats principaux venaient tout juste d’arriver. Je n’avais plus du tout envie de manger des côtes d’agneau et des pommes de terre au four, mais je pris tout de même quelques bouchées, puisqu’il paraît que l’appétit vient en mangeant. Ce n’est pas toujours vrai. Dans ce cas, ce sont plutôt les étoiles qui sont venues. La sensation d’être sur le point de m’évanouir reprit de plus belle, j’étais blanche comme un fantôme à la guimauve, tout valsait autour de moi, je ne comprenais plus où j’étais. Ma belle-mère m’incitait à me coucher et à relever mes jambes, mais j’avais de la difficulté à réfléchir aux mouvements que je devais accomplir pour réussir un tel exploit.

Notre voisin de table est intervenu. Sono medico. Il y avait un médecin dans la salle, soulagement. Je ne voyais pas son visage. J’entendais seulement sa voix en sourdine. On aurait dit que j’avais de la ouate dans les oreilles. Le monde disparaissait tranquillement autour de moi. Le docteur ainsi que F. sont finalement parvenus à me faire étendre sur la banquette et à me relever les pieds. Lentement, le sang s’est remis à circuler et à pouvoir atteindre mon cerveau. Tout ce liquide rouge qui affluait soudainement jusqu’à ma tête créa une pression incroyable, j’étais certaine qu’elle allait exploser. Mon nouveau médecin de famille (tout de même, sans le savoir, il traitait 4 personnes du même coup le cher homme) tenait mon poignet. Vous êtes en tachycardie et votre pression systolique est un peu élevée. Restez comme ça quelques minutes, puis, relevez-vous tranquillement quand vous sentirez que ça ira mieux. Il me prodigua d’autres conseils, que j’écoutais à moitié car j’arrivais à peine à me rappeler comment je m’appelais et pourquoi tous ces gens me parlaient en italien. Il ne faut pas manger de gros repas. Il faut manger peu et souvent. Sinon, vous bloquez le passage, votre diaphragme ne peut plus bien fonctionner et votre pression va chuter drastiquement. Mais j’ai mangé une toute petite entrée et trois bouchées d’agneau monsieur, ce n’est pas ça que j’appelle un faste repas! Devrai-je me contenter de graines de tournesol et d’eau minérale pour le restant de ma grossesse ?!

Mon malaise avait provoqué une petite commotion dans le restaurant. Ma belle-mère expliquait à qui voulait bien l’entendre que j’étais enceinte de triplés, qu’il n’y avait probablement rien de grave, seulement une petite chute de pression. Des triplés ?! Certains visages durent devenir aussi blêmes que le mien. Tout le monde nous regardait et le propriétaire se demandait s’il ne devait pas appeler l’ambulance. Cela ne fut pas nécessaire, mon médecin de famille improvisé avait su prendre bien soin de moi.

Une fois que je repris ma position assise et que la vie fut revenue sur mon visage, le médecin se leva à nouveau de son siège et s’approcha de moi. Lei diventa grossa. Mot pour mot, cela signifie Vous devenez grosse. Au présent. L’homme voulait dire qu’avec trois bébés, j’allais devenir grosse dans un avenir plutôt rapproché, mais au lieu de parler au futur, il s’exprimait comme si cela était en train de se produire à l’instant même. Je rigolai. Lui pas. Il répéta au moins trois fois Lei diventa grossa. Il ne disait pas cela pour m’insulter, seulement pour me prévenir des dangers éventuels. Il serait vraiment important que vous commenciez des exercices de respiration dès maintenant et que vous fassiez du sport. C’est primordial. Parce que lei diventa grossa. OK, merci, c’est beau, j’ai compris. Je vais avoir l’air d’une baleine dans pas long et les baleines ont plus de chance de survie lorsqu’elles savent comment inspirer et expirer convenablement.

Plus tard, F. m’a expliqué que le médecin s’était exprimé ainsi, en utilisant le présent plutôt que le futur, parce qu’il était romain et que les gens de Rome ont cette particularité de langage. Pour ma part, je dois avouer que je n’avais pas reconnu son accent romain, tandis que j’avais des étoiles qui me poussaient autour de la tête et que mon corps cherchait une parcelle de sol où s’effondrer.

Avant de quitter le restaurant, nous nous sommes arrêtés à la table du docteur pour le remercier d’avoir pris soin de moi. Mon beau-père lui serra la main en lui disant et j’ai l’honneur de m’adresser au docteur… ? Ce dernier répondit Professore. Sono il professore Chose Binouche. Scusez pardon. Mon médecin de famille n’était pas seulement docteur, il était PROFESSEUR, donc une coche supérieure aux vulgaires détenteurs d’un doctorat en médecine. Une fois à l’extérieur, Lorena, une amie de la famille qui nous accompagnait pour souper et qui n’a pas la langue dans sa poche, a lancé Professore. No ma, vai a cagare! (Professeur, non mais, va donc chier !)

S’il y avait effectivement quelque chose d’hautain dans la manière dont cet homme s’était présenté à nous (ce qui a enlevé beaucoup de crédibilité à sa gentillesse), il faut savoir que c’est une réaction plutôt normale venant de la part d’un dottore italiano. En italien, les titres sont très importants. Tous les gens qui possèdent un doctorat, peu importe en quoi, se font appeler dottore et généralement, c’est même inscrit sur leur boîte aux lettres ou sur la porte de leur maison – Sachez qu’ici réside le Dottore Ti-Coune Spaghetti. Les Italiens ne sont pas seulement respectueux vis-à-vis des personnes portant un titre comme celui de docteur, ils sont carrément déférents. Personnellement, ça me fait rigoler. Pourtant, je suis quelqu’un de très poli qui vouvoie les gens qu’elle ne connaît pas. Seulement, je ne suis pas hypocrite. Je ne fais pas semblant que ça m’impressionne que quelqu’un ait fait des études en médecine, un doctorat en botanique ou un autre en théologie indienne. Félicitations mon pet, tes parents avaient beaucoup d’argent et ont pu t’envoyer dans une bonne université lorsque tu étais jeune, devrais-je te lécher les fesses pour autant ? La meilleure, c’est la manière dont les étudiants d’une université, justement, doivent s’adresser au recteur ; ce dernier n’est pas seulement Monsieur le recteur, non, non : il est il Magnifico Rettore (le Magnifique recteur). Ce n’est pas une blague. Laissez-moi rire quand même.

Quand mes enfants grandiront, un jour, je leur raconterai peut-être cette histoire. Je leur dirai que lorsqu’ils étaient à l’intérieur de mon ventre, ils me donnaient parfois un peu de fil à retordre et qu’un certain soir, alors que je ne me sentais pas bien, un gentil Professore a pris soin de moi. Un professeur ? Tu veux dire une maîtresse d’école, comme madame Solange ? Oui, c’est ça, ma chouette. Maman a été sauvée par une maîtresse d’école. 

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