dimanche 8 janvier 2012

Comme prévu


J’ai toujours été angoissée par l’avenir. Je suis une personne très organisée qui prend plaisir à tout planifier mais, surtout, qui a besoin de tout organiser, afin de gérer sa crainte du futur étranger. Ne pas savoir ce qui m’attendait, ignorer si les choix que je faisais auraient les conséquences souhaitées sur mon avenir, l’incertitude de posséder tout ce qu’il faut pour affronter les imprévus, tout cela m’a souvent causé des nuits d’insomnie lorsque j’étais adolescente. Maintenant, je contrôle beaucoup mieux mon angoisse et j’accepte plus facilement de me laisser porter par la vague, même si j’ignore où elle finira par m’amener. Malgré tout, réside en moi la peur de ne pas avoir le temps de réaliser tous les projets que j’ai en tête.

Dernièrement, j’ai compris que je devais me débarrasser définitivement de cette peur. Qu’il me faudrait apprendre une bonne fois pour toute à faire confiance à la vie – pas seulement faire semblant de lui faire confiance. J’avais vaguement pris cette résolution au cours des dernières semaines de 2011, or, le début de 2012 me force à en faire carrément ma devise de vie. Je ne peux plus me permettre d’être effrayée par l’inconnu. Je dois l’envisager comme un phénomène positif, une source d’étonnement et d’extase. Parce que l’inconnu est désormais au centre de ma vie. Même mon présent se conjugue dorénavant à l’inconnu.

En novembre dernier, j’ai découvert avec grande joie que j’étais enceinte. F. et moi avions décidé de commencer à essayer de procréer uniquement le mois précédent et, déjà, un petit embryon avait accepté de s’accrocher aux parois de mon abdomen. Je fus agréablement surprise de constater à quel point il pouvait être facile de donner la vie et soulagée d’apprendre par le fait même que nous ne faisions pas partie des gens qui éprouvaient des problèmes de fertilité ! Mon début de grossesse s’est bien déroulé, mis à part quelques nausées et une grande fatigue, tout ce qu’il y a de plus normal, quoi. Lors de ma première rencontre avec la gynécologue italienne (aller voir le médecin n’est pas la chose que je préfère dans la vie, et disons qu’aller voir le médecin dans une autre langue, ça ne m’aide pas à apprécier l’expérience !), j’ai pu entendre le cœur de mon poupon battre dans mon ventre et une grande émotion s’est emparée de moi. De nous. F. allait devenir papa, c’était maintenant officiel, nous avions entendu la vie battre au creux de mon corps.

Le 27 décembre, j’avais rendez-vous pour ma toute première échographie. J’avais extrêmement hâte qu’on me confirme que mon bébé se développait normalement afin de pouvoir annoncer la nouvelle officiellement à tous mes amis. À peine trente secondes après m’être couchée sur la table de l’échographiste, ma vie a chaviré.

J’ai déjà une nouvelle pour  vous : ils sont deux. Tels furent ses mots. Premier choc. Un beau choc, mais un choc tout de même. Mes sœurs étant jumelles, j’avais toujours envisagé la possibilité de moi-même un jour donner naissance à des jumeaux, mais tout de même, on n’est jamais tout à fait préparé à ce genre d’annonce. F. a pris ma main et m’a flatté les cheveux. Moi, je suis partie à rire. D’un rire nerveux et incontrôlable.

Par la suite, pendant cinq minutes qui m’ont paru interminables, l’échographiste a scruté son écran, le front plissé, la main sur le menton et le regard interrogateur. Vraisemblablement, quelque chose n’allait pas. F. a demandé ce qui clochait. Rien. Tout va bien. Seulement, je ne suis plus si sûr qu’ils sont deux. Je pense en fait qu’ils sont trois. Deuxième choc. Encore plus grand que le premier. Reprise de mon fou rire incontrôlable. Spasmes d’émotions. F. a soudainement ressenti le besoin de s’asseoir. Même l’échographiste semblait bouleversé. Des triplés naturels, qui n’ont pas été conçus à la suite de cures de fertilité ou de fécondation in vitro, c’est un événement extrêmement rare. L’homme à la chemise blanche n’en revenait pas plus que nous.

L’échographe n’était pas très puissant, mais après une demi-heure de scrutage d’abdomen, l’homme a quand même pu nous confirmer qu’il y avait présence de trois fœtus. Il était incapable de nous en dire plus, car son écran ne lui permettait pas de voir davantage de détails, c’est pourquoi il nous a pris un rendez-vous pour la semaine suivante à l’hôpital, qui possède des équipements plus précis, afin que nous puissions mieux comprendre la situation. Mieux comprendre quel genre de party se déroulait dans mon ventre.

F. et moi sommes sortis de là abasourdis. Il faisait un soleil splendide dehors. Aveuglant. Nous ne comprenions plus rien. Que venait-il de se passer ? Nous étions rentrés au consultorio en étant convaincus que ma grossesse serait des plus sereines, tout fiers d’être les futurs parents d’un joli petit bébé, et nous en sommes ressortis avec un diagnostic de grossesse multiple à haut risque.

J’ai mis deux jours à me remettre de mon traumatisme. L’adrénaline retombée, une fatigue immense s’est emparée de moi. Soudainement, je ne me sentais plus si bien. Les discours pessimistes des médecins faisaient leur petit bonhomme de chemin en moi. Risque d’accouchement prématuré. Risque accru de malformations. Risque de complications encore plus élevé si deux des bébés partagent le même placenta. Amniocentèse. Trisomie. Réduction embryonnaire. Autres belles paroles négatives. Autres beaux discours pleins de désespoir.

Nous (moi et mes trois fœtus) sommes allés passer la deuxième échographie mardi dernier. Cette fois-ci, l’image était beaucoup plus claire. J’ai pu voir mes petits chats sautiller, se donner des coups de poing et faire des grimaces, fâchés qu’on trouble leur sommeil paisible. Deux d’entre eux voyagent effectivement dans le même placenta, ce qui signifie que ce sont des jumeaux identiques. L’autre navigue en solo, dans son petit navire juste à lui. Les trois ont tous leurs morceaux. Six jambes, six bras, trente orteils et trente doigts minuscules. Leurs cœurs battent normalement et tous se développent à un rythme similaire. Pour l’instant, ils ont les mêmes proportions qu’un fœtus « standard » qui évolue seul dans le ventre de sa mère. Ce qui explique pourquoi j’ai déjà une bedaine, après à peine 13 semaines de gestation.

Au départ, F. et moi projetions de rester en Italie jusqu’à l’accouchement, initialement prévu pour la mi-juillet, et revenir au Québec environ un mois après la naissance du bébé, pour lui laisser le temps de comprendre dans quel monde il venait de débarquer et, surtout, de connaître un peu ses grands-parents italiens. Or, maintenant, nos beaux plans ne tiennent plus la route. Retourner au Québec avec trois bébés, trois sacs à couches, trois tout, plus nos immenses valises, je ne suis pas sûre que je réussirais. De plus, les bébés seront presque assurément prématurés, ils auront donc besoin de soins spéciaux et s’il y a des complications, nous serions « prisonniers » de l’Italie. Il y a pire destin que celui d’être prisonnier de l’Italie, je sais, mais F. et moi voulons vraiment faire notre vie au Québec.

Ce voyage en sol italien se voulait une expérience, une brèche dans notre destin d’adultes responsables qui un beau jour devront se trouver un vrai boulot, une vraie maison, une vraie vie. Nous savions depuis le début que ce serait temporaire, même si nous ne fermions pas complètement la porte à la possibilité de prolonger notre séjour de manière indéfinie. L’idée d’être obligée de rester ici pour des raisons hors de mon contrôle ne m’enchante pas vraiment. Je préfère donc revenir chez moi pendant qu’il en est encore temps. Et selon les médecins, c’est maintenant que ça se passe. Le plus vite nous serons de retour au Québec, le mieux ce sera.

Nous avons acheté nos billets d’avion avant-hier : nous rentrons au pays le 3 février. Mais ça, c’est si tout se passe comme nous le souhaitons. Car depuis quelques semaines, il semble que plus rien ne se déroule comme nous l’avions prévu. 

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