mardi 16 décembre 2014

Deux semaines de rien



Noël approche à grands pas, nul besoin de vous le répéter – les centaines de listes, de conseils cadeaux et de top 5-10-15-20 000 qui circulent sur Internet depuis quelques semaines sont déjà là pour vous rappeler que l’année tire à sa fin.

Il y a quelques jours, je me suis retrouvée dans un centre commercial pour acheter un cossin X, puis ça m’est rentré dedans : l’intensité de la folie qui anime les consommateurs en mal de bébelles à l’aube des festivités liées à la naissance du petit Jésus. (Avouez que vous ne vous souveniez plus que c’est pour ça qu’on fait cuire une dinde le 25 décembre de chaque année. Pourtant, le lien entre la dinde et le messie m’apparaît ÉVIDENT.) J’observais tous ces gens courir de gauche à droite comme des dindes pas de tête, justement, en quête du gugusse parfait pour leur bru, du machin idéal pour leur petit-fils et d’un truc-muche sensationnel pour leur tendre époux. J’étais dépassée par l’absence de sens derrière ces achats compulsifs et ces gestes mécaniques dépourvus d’amour véritable. La plupart des personnes que j’ai croisées ce jour-là sont probablement rentrées chez elles avec des sacs de plastique non recyclables remplis de jouets, de vêtements et de chandelles qui sentent bon la fausse tarte pomme-cannelle. Tous faits en Chine.


J’ai été prise d’un énorme haut-le-cœur.

Depuis que je ne crois plus au Père Noël, je sais que Noël est une fête commerciale qui a pour but principal de nous faire dépenser – plus, plus, encore plus. Malgré tout, je reste attachée à cette fête et aux quelques belles traditions qu’elle continue de véhiculer. S’envoyer des cartes par la poste, se retrouver en famille, jouer à des jeux de société tous ensemble, prendre le temps de ne rien faire, rester en pyjama toute la journée et passer celle-ci à regarder des comiques à la télévision, cuisiner un festin qu’on partagera avec tous ceux qu’on aime, etc. C’est aussi cela, Noël, pour moi. Toutefois, cette année, c’est davantage le superfétatoire, l’ostentatoire et le dérisoire qui me sautent aux yeux. Est-ce le climat austère qui plane en ce moment qui fait ressortir l’aspect insensé de notre course contre la montre collective et de notre délire dépensier ? Peut-être.

Les sentiments de dégoût et de découragement qui m’habitent m’ont poussée à réfléchir et donné envie de poser un geste concret qui pourraient compenser ma propre absurdité (faut pas croire que j’échappe mieux que quiconque à la Christmas Stupidity ; j’ai acheté plus d’un cadeau à mes filles, je me suis procuré une ostie de grosse dinde chez Costco avec laquelle je compte nourrir mes invités le 24, il y a un sapin de planté au beau milieu de ma salle à manger et des lumières décoratives dans presque chaque pièce de l’appartement). J’ai songé au fameux Vendredi sans achats, qui sert de pendant au Black Friday et incite les gens à ne rien acheter ce jour-là. Puis, je me suis dit qu’une journée, ce n’était pas assez. Il n’y a rien là, ne pas dépenser pendant une journée. Ça n’apporte aucune prise de conscience réelle et n’influence pas les comportements de manière pérenne. C’est un bon début, mais c’est trop peu.

Personnellement, j’ai envie de me mettre en difficulté plus que ça. Je ressens le besoin de véritablement me confronter à mes habitudes de consommation, de prendre du recul par rapport à celles-ci et de les réévaluer. De me demander « De quoi ai-je vraiment besoin ? »

Après en avoir discuté avec F., nous avons donc convenu que nous ferions un deux semaines sans achats. Du 5 au 19 janvier, nous nous lancerons le défi de ne rien acheter du tout. Ni nourriture, ni essence, ni produits de beauté, rien. Évidemment, nous ferons des provisions avant lesdites deux semaines ainsi que le plein d’essence, puisqu’il nous faudra tout de même nous nourrir et nous déplacer un minimum, et nous consommerons de l’électricité car en plein mois de janvier québécois, ce serait difficile de couper le chauffage, mais pour le reste, nous nous retiendrons.

S’il manque un ingrédient pour une recette, nous préparerons tout simplement autre chose pour le souper ; si l’envie soudaine nous prend d’avoir tel ou tel bidule vu sur Internet, on attendra la fin des deux semaines pour se le procurer (entre temps, l’envie de posséder l’objet en question nous passera probablement) ; si nous n’avons plus assez d’essence pour nous rendre à tel ou tel endroit, nous nous abstiendrons d’accomplir le voyage (comme nous n’irons plus faire de commissions et que mon chum prend le bus pour aller à l’école, il y a fort à parier que la voiture ne bougera pas beaucoup de la cour et que son réservoir sera encore plein à la fin des deux semaines). Évidemment, s’il y a des urgences (ma botte a un trou énorme et je dois la remplacer, mettons) ou des besoins immédiats à combler (mes filles doivent prendre des médicaments, genre), nous ferons entorse aux règlements et irons nous procurer ces biens essentiels, mais ce sera là les seuls écarts permis.

L’idée sera de tenir un journal de cette expérience et de la documenter. Chaque jour, je prendrai note des difficultés qu’on aura rencontrées, des efforts que ça nous aura demandé, des désirs auxquels on n’aura pas pu succomber, des questionnements qui en seront nés. Je partagerai le tout sur ce blogue, en espérant que cela pourra nourrir votre propre réflexion. D’ailleurs, si quelques personnes parmi vous étaient intéressées à réaliser l’expérience en même temps que nous, ça serait génial ! Il me semble que plus d’individus prendront part à l’aventure, plus les conclusions que nous en tirerons pourront être porteuses et devenir le vecteur d’un véritable changement.

Qui embarque ?




vendredi 28 novembre 2014

Une grenade en travers de la gorge




Hier soir, Alice a eu la brillante idée de se foutre un grain de pomme grenade dans la narine droite. Au début, elle trouvait ça drôle, puis quand elle a compris que ça ne ressortait pas aussi facilement que c’était entré, ce bidule-là, elle a commencé à rire jaune. Au bout d’une minute, j’ai fini par être capable de lui extirper le fruit qui lui entravait les sinus. Tout le long de l’intervention, je ne pensais qu’à une chose : s’il vous plaît, petite pomme grenade, sors de là, car je n’ai vraiment pas envie de passer la soirée à l’urgence à cause de toi. Une pomme grenade dans la narine. Tu parles d’une raison débile pour aller à l’hôpital.  



Ce matin, en revoyant dans ma tête l’image de la petite Alice au prise avec sa graine rouge sang dans la narine, je me suis rendu compte que c’était notre situation à tous en ce moment : nous avons une grenade en travers de la gorge. Un engin à l’allure inoffensive, qu’on nous présente même comme étant bon pour nous, mais qui menace de nous étouffer lentement.

Notre pomme grenade collective se nomme austérité.

Depuis plusieurs semaines, je vis un grand malaise physique. Je ne me sens pas bien. Je mettais ça sur le dos de l’automne. Mais ce n’est pas la faute à novembre. Plutôt celle du manque de lumière de nos élus. La noirceur qui habite le cœur de ceux censés nous gouverner avec lucidité et transparence. Leur cupidité me rend malade. Littéralement. J’ai l’impression constante qu’un homme invisible a posé ses mains sur mon cou, l’encercle avec une force modeste mais soutenue, juste assez puissante pour me rappeler sa présence, mais pas assez brutale pour nuire véritablement à ma respiration. Je vis encore, mais toujours dans cette étreinte obligée.

J’ai passé le weekend dernier au Salon du livre de Montréal. Durant ces 48 heures, oui, j’ai signé des exemplaires de mon roman, vendu des livres, jasé littérature, mais j’ai surtout discuté société, consolidation et incompétence ministérielle. Sur toutes les lèvres, dans tous les apéros, autour de toutes les tables, il n’y avait que ce sujet, dramatique s’il en est un – et non pas au sens théâtral du terme : l’austérité. Les coupures. La fin de l’accès universel aux CPE, le projet de loi 3 sur les régimes de retraite, les coupes drastiques que subit Radio-Canada, la mort du programme d’aide pour la procréation assistée, le dégraissage de l’État, l’hostie d’équilibre budgétaire, la mise à pied des jeunes fonctionnaires ou la précarité comme nouvelle forme de permanence, la privatisation des services. Toutes les sphères sociales sont touchées, toutes les classes. Personne n’échappe à la sordide machine politique qui fait tout sauf travailler pour le bien commun.

Toujours au Salon du livre, tandis que j’étais à bouquiner dans le kiosque Dimédia (j’en profitais pour acheter tous les ouvrages que je ne suis pas en mesure de me procurer au Renaud-Bray de Lévis, t’sais), j’ai entendu deux hommes converser derrière moi. Je n’ai pas vu leurs visages, j’ai seulement entendu leurs paroles pleines de découragement.

    - Hey, salut ! Comment tu vas ? 
    - Oh, moi, personnellement, je vais bien. Mais socialement, ça ne va pas du tout.

Nous en sommes rendus là. À la fameuse question rhétorique « Ça va ? », nous sommes devenus incapables de répondre le convenu « Oui, et toi ? ». Nous n’avons plus le choix de dire à quel point nous sommes inquiets. Nous ne pouvons plus faire semblant. Il faut parler. Mais surtout, il nous faut agir.

Nous avons besoin de gestes concrets, de solidarité. Ce ne sont pas nos ceintures qu’il faille serrer, mais nos coudes. Passer au travers de cela ensemble. Pour lutter contre la sacro-sainte austérité qui a pour synonymes, ne l’oublions pas, la dureté, la froideur, la gravité, la mortification, la pénitence, la raideur, le renoncement, la rigidité, la rudesse, la sècheresse, la tristesse et, surtout, le jansénisme.

Jansénisme : Doctrine chrétienne hérétique sur la grâce et la prédestination, issue de la pensée de Jansénius (exposée dans son ouvrage l'Augustinus en 1640, interprétation de la thèse de Saint Augustin) et selon laquelle, sans tenir compte de la liberté et des mérites de l'homme, la grâce du salut ne serait accordée qu'aux seuls élus dès leur naissance. 

Voilà qui explique toutes les décisions que prennent nos représentants démocratiques (haha, démocratie, laissez-moi rire). Ils sont convaincus non pas d’être des élus du peuple, mais des élus d’un quelconque dieu, et ce, de manière innée et incessible. Le pouvoir leur appartient. Ils sont destinés à la richesse, à l’imputabilité. Ils demeurent au-dessus de tout ce que les autres hommes doivent respecter – les lois, entre autres. Et ils ne travaillent que pour préserver leur place.

C’est contre cela qu’il est nécessaire de se battre. Contre cette conviction que détiennent les gens au pouvoir qu’ils sont irremplaçables, indélogeables. Il est venu le temps de les ébranler.

C’est pourquoi demain, samedi 29 novembre, j’irai manifester contre l’austérité. Avec les triplettes, nous allons lancer des pommes grenades sur le parlement*.












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* Avis à ceux qui pourraient percevoir cela comme une menace réelle : ça s’appelle une métaphore.


À lire, pour compléter la réflexion : le superbe papier de Josée Blanchette dans Le Devoir d’aujourd’hui.






jeudi 13 novembre 2014

Mon chum est un féministe



Il nous arrive souvent, à F. et à moi, de nous demander mutuellement pourquoi nous nous aimons. « Qu’est-ce qui a fait que tu es tombé en amour avec moi ? » « Veux-tu ben me dire ce que tu me trouves ?! » Généralement, on aime une personne pour des tas de petits détails – sa manière de se pincer la lèvre lorsqu’il est gêné, sa façon de dire « Oui, allô ? » lorsqu’elle répond au téléphone, le regard tendre qu’il pose sur nous lorsque nous nous emportons à propos d’absolument rien, la fossette qui se creuse dans ses joues lorsqu’elle sourit. Des éléments qui paraissent banals aux yeux du reste de la planète mais qui, pourtant, savent rendre concret notre amour. Parce qu’il s’agit d’un sentiment qui se résume bien mal. Bien entendu, on s’aime aussi parce qu’on partage les mêmes valeurs, parce qu’on a des rêves communs, parce qu’on s’admire réciproquement. Mais ça, parfois, c’est plus difficile à mettre en mots. Ce qui est essentiel trouve rarement le moyen de s’exprimer par la parole.


Hier, j’ai eu une sorte d’illumination. Mon chum était en train d’arranger du poulet cru dans la cuisine afin de me faire gagner du temps lorsque j’aurais à cuisiner le souper aujourd’hui, tandis que moi, j’écoutais Shrek avec les triplettes dans la pièce avoisinante. À ce moment précis, j’ai ressenti une immense vague d’amour pour F.. Parce qu’il coupait du poulet cru, oui. Depuis mon confortable divan, je lui ai lancé un « je t’aime » bien senti. Il n’a pas trop saisi le motif de cette passion soudaine ; il a tout de même accepté l’offrande.

Lorsque les petites étaient couchées, je lui ai expliqué. Que je l’aimais pour ça. « Parce que je coupe du poulet ? » Oui. Parce qu’en fait, ce poulet qui se faisait charcuter par ses mains répugnées (il haït faire cette job de dépeçage), il était le symbole de tous les sacrifices qu’il était prêt à faire pour moi, pour ses enfants. Cette pièce de viande était l’image toute matérielle de son engagement auprès de notre famille, de sa propension à s’investir corps et âme pour que le quotidien soit agréable, pour que les épreuves se traversent en douceur, pour que notre couple dure.

« Je t’aime parce que tu n’as aucune idée préconçue du rôle que devrait jouer une femme dans une maison et de celui que devrait tenir l’homme. Tu fais ce qui doit être fait, point. Je t’aime parce que tu es le plus grand féministe que je connaisse. L’égalité homme-femme pour toi n’est pas qu’un concept ; c’est une façon de vivre au quotidien. Tu ne fais pas que souhaiter que celle-ci existe ; tu t’organises pour qu’elle puisse prévaloir. » Voilà ce que je lui ai dit. Il m’a répondu humblement – il a toujours de la difficulté à accepter les compliments : « C’est la seule manière d’être que je connaisse. Je ne me force pas pour agir de la sorte. Je suis ainsi, c’est tout. » Mais ce ne sont pas tous les hommes qui sont ainsi. Loin de là.

Mon chum popotte, mon chum change des couches, mon chum a passé un an et demi à la maison avec moi après la naissance de nos filles, mon chum me laisse partir plusieurs jours, plusieurs fois par année, afin que je puisse me dédier à ma carrière d’écrivaine et, surtout, mon chum considère toutes ces choses comme étant normales. L’autre soir, je suis allée au théâtre avec un ami. Avant la représentation, nous sommes allés souper. L’ami en question (bonjour, David!) m’a avoué avoir été surpris que j’accepte de casser la croûte avec lui, croyant que cela serait impossible avec mes trois enfants. Je lui ai répondu que j’avais un chum extraordinaire. Et lui m’a lancé : « J’espère que t’en es consciente, oui. » Parce que les autres garçons le savent, que des hommes comme F., ce n’est pas la norme.

Dans mon entourage, immédiat, j’observe beaucoup de ces super papas et de ces conjoints merveilleux. Luc, Michel, Benoît, Nicholas… Ce sont autant d’exemples de grands féministes – du moins, pour ce que j’en sais, puisque je ne suis pas là au quotidien à épier leurs moindres faits et gestes. Cependant, je sais qu’en dehors de ce cercle restreint dans lequel j’évolue, il y a des hommes qui n’acceptent pas que leur conjointe gagne un salaire plus élevé que le leur, qui ne mettent jamais les pieds dans la cuisine, qui ne seraient jamais prêts à évaluer la possibilité de prendre le congé parental à la place de leur blonde, même si cela s’avèrerait plus logique pour différents motifs ; des hommes qui croient que les féministes sont des hystériques. Et ce ne sont pas que des hommes issus de générations plus vieilles ; il y a parmi eux bien des jeunes. Mais je n’ai pas écrit ce texte pour les juger. J’ai plutôt voulu rendre hommage à ceux qui, au contraire, se battaient au côté des femmes pour que plus aucune barrière ne les sépare.

Depuis deux semaines, on entend beaucoup parler de rapports homme-femme, de relation de pouvoir, d’agressions, de misogynie, de sexisme, de machisme, de dénonciation. Je comprends le besoin que peuvent éprouver certaines femmes de sortir sur la place publique pour enfin lever le voile sur les sévices que leur ont fait subir certains hommes. Ce grand mouvement de libération était probablement nécessaire. Cependant, déjà, il commence à y avoir des dérapages (je pense à ce qui se passe présentement à l’UQAM) et des effets pervers.

Pour éviter les dommages collatéraux, pour ne pas sombrer dans le totalitarisme (« les hommes sont tous comme ceci, les hommes pensent tous comme cela »), je crois qu’il est important que nous continuions d’offrir des portraits d’homme qui n’ont rien à voir avec les monstres dont on parle en ce moment dans les médias et sur les réseaux sociaux. (À ce sujet, je vous inviterais à aller lire le très beau texte de Michel Savard.) Il est primordial qu’on se rappelle qu’une grande proportion des hommes sont nos alliés. Qu’ils ont leurs défauts et leurs qualités, comme n’importe quelle femme, et qu’il ne faut pas cesser de se laisser toucher par leur humanité.

Beaucoup de chroniqueurs ont essayé de faire valoir ce point de vue, de manière souvent maladroite. Foglia, Petrowski et compagnie se sont fait rentrer dedans parce qu’ils avaient voulu rappeler que l’exception ne faisait pas la règle. (Je ne prends pas leur défense, pas plus que je ne leur jette le blâme : je constate ce qui s’est passé, voilà tout.) J’ai moi-même hésité avant d’aborder le sujet du féminisme à l’heure où les propos se radicalisent et où le fossé tend à se creuser entre les différents camps. Puis, je me suis dit que je pouvais parler de féminisme sans devoir lancer la pierre à qui que ce soit.

J’ai eu envie de parler de féminisme en parlant d’amour. J’ai eu envie de vous dire que j’étais mariée à un homme incroyable auprès de qui être une femme n’est pas un problème, mais une grande joie.


lundi 27 octobre 2014

Singes à barbe et femmes barbares





« On ne naît pas femme, on le devient », paraît-il. Mais pas facile de devenir une femme dans ce monde où les mots n’existent pas toujours pour décrire ce que nous sommes. La semaine, dernière, les bonzes de l’Académie française ont décrété que le mot « auteure » était un barbarisme inadmissible.

Barbarisme : GRAMM. Faute contre le langage soit dans la forme, soit dans le sens du mot (mot créé ou altéré, dévié de son sens, impropre).

Selon ces messieurs vêtus de costumes vétustes, ajouter un « e » à un mot dévie celui-ci de son sens, donc. Que faut-il en déduire ? Que le métier d’auteur ne devrait être pratiqué que par des personnes ayant la faculté de pisser debout sans se tremper les pantalons ? Que les femmes qui exercent la profession d’écrivain ne peuvent être que des amateurs (semble-t-il qu’on n’ait pas prévu de forme féminine pour le mot « amateur » non plus, donc impossible pour une femme d’être amatrice, mais possible pour elle d’être experte ou professionnelle) ? Une fois qu’on entre dans cette logique absurde, difficile d’en sortir…

Cette histoire m’a beaucoup interpelée, en premier lieu parce que je suis maman et que mes filles en sont présentement à découvrir le langage dans toute sa richesse et sa complexité. De plus en plus, elles s’expriment avec des phrases complètes et, chaque jour, leur vocabulaire s’agrandit. Telles des perroquets, elles répètent tout ce qu’on dit. Elles me surprennent même à employer des mots que je ne pensais jamais avoir utilisés devant elles. Souvent, elles ont recours au terme juste, mais ne lui applique pas le bon genre. « C’est mon poupée. » « La sac est à maman. » Nous tenons pour acquis le genre des mots, qui est ancré en nous depuis l’enfance, mais il est vrai que celui-ci n’est pas toujours logique. J’essaie d’aider mes filles à se retrouver dans ce capharnaüm qu’est la langue française, en leur enseignant les bonnes règles, d’une part, mais aussi en leur montrant que les mots masculins n’ont pas plus de valeur que les mots féminins, et vice-versa. De la même manière que papa n’est pas meilleur que maman ou que maman n’est pas supérieure à papa. (Bon, ok, mon chum est meilleur que moi pour monter un meuble IKEA et ma maîtrise du logiciel Word est supérieure à la sienne, mais ça n’a rien à voir avec nos sexes, cela étant plutôt tributaire de nos intérêts respectifs.)

En deuxième lieu, le discours arriéré, machiste et condescendant tournant autour de l’aspect « barbare » du mot « auteure » me touche énormément en tant qu’écrivaine (on est au Québec, donc je me permets cette impropriété outrancière et prends même la peine de la souligner). Il me blesse car il témoigne de la perception qui continue de régner non seulement chez les intellectuels autoproclamés immortels, mais aussi chez une grande partie du lectorat et de la population en général : les femmes n’arrivent pas à la cheville des hommes dans bon nombre de domaine. Elles peuvent bien s’adonner à la poésie pour épancher leur âme dans leur temps libres si cela peut leur éviter de sombrer dans l’hystérie, mais leur œuvre ne pourra jamais avoir la même valeur que celle des barbus, des moustachus et autres représentants du genre humain dotés d’une pilosité faciale – peut-être qu’une femme à barbe aurait plus de chances de voir reconnaître ses qualités littéraires, qui sait…

Cela n’est pas sans rappeler les controversés propos de l’écrivain et professeur d’université David Gilmour, qui avait affirmé n’enseigner que des livres écrits par des hommes parce qu’il n’aimait pas l’écriture des femmes, mise à part celle de Virgina Wolf (vous trouverez ses propos exacts ici). Il en avait rajouté en précisant qu’il n’enseignait « que le meilleur » – I teach only the best. En d’autres mots, ce que les femmes écrivent, c’est du caca. Systématiquement. Sauf pour Virginia (mais elle, elle était bipolaire et avait des tendances lesbiennes, ça fait que c’est pas pareil, hein.)

Lorsque j’ai envoyé le manuscrit de Voyage léger, mon premier roman, à des éditeurs, l’un de ceux-ci m’a contactée par téléphone pour m’expliquer les raisons de son refus. J’avais trouvé cela très gentil de sa part. Jusqu’à ce qu’il me dise que je manquais d’imagination et, surtout, que mon texte risquait de plaire seulement à des femmes, donc que j’étais mieux de le faire parvenir à des maisons d’édition dirigées par des madames, qui seraient sûrement plus sensibles à ma prose. Sous prétexte que ce roman racontait l’histoire d’une jeune femme, qu’il était narré au Je et qu’il abordait des thématiques typiquement féminines, voire féministes, dont l’avortement, il ne pouvait pas plaire à un lectorat mâle, selon ce charmant monsieur dont je tairai l’identité. (Ça me surprendrait qu’il lise ce blogue, mais mettons que ce serait le cas, j’aimerais lui signaler au passage que ce fameux livre sans imagination et dépourvu d’intérêt pour la gent masculine a été finaliste au Prix France-Québec 2012 – probablement que cette année-là, sur le jury, il n’y avait que des filles aimant les textes bourrés de clichés et manquant d’originalité). J’en déduis que chaque fois que je lis un livre écrit au Je dont le personnage est masculin et où on parle de masturbation, de football et de brandy, il est impossible que je sois touchée. Quant à avoir des préjugés, soyons conséquents, et ayons-en dans les deux sens.

C’est bien connu, l’universel est masculin. Et Ève est née de la côte d’Adam. Elle est comme une sorte de sous-produit animal (vous savez, ces cochonneries dont on nourrit parfois les animaux dans certains élevages industriels). En vérité, cette idée d’une femme fabriquée à partir du corps de l’homme qui soit par conséquent inférieure à lui est due à une interprétation du terme hébreux אַחַת מִצַּלְעֹתָיו, qui pourrait plutôt signifier « côté ». Ève ne serait non pas sortie de la côte d’Adam, mais de son « côté », ce qui nous renverrait à l’androgynie universelle, à l’égalité des genres indissociables. L’homme et la femme, côte à côte. Cette interprétation aurait de quoi rabattre le caquet d’une belle trâlée de créationnistes, mais aussi d’humbles catholiques et de gens qui, tout en se déclarant athées, sont incapables de se défaire de leur éducation chrétienne et de la vision de la femme que cette culture tend à véhiculer. Bref, ça fait l’affaire d’une majorité, ce mythe de la femme qui descend de l’homme. Il vaudrait peut-être la peine de rappeler que l’homme, lui, descend du singe.

C’est de ça qu’ils ont l’air, les membres de l’Académie, avec leurs atours moyenâgeux : d’une belle bande de singes, faisant des simagrées sur la place publique pour divertir les badauds. Et moi, je leur dis, « mangez donc de la marde-avec-un-e » (s’ils ne savent pas où se procurer de matières fécales, ils pourront toujours manger un de mes livres, puisque ceux-ci ayant été écrits par une détentrice d’utérus, ils ne valent apparemment pas beaucoup plus qu’un tas de fumier.)


Sur ce, je m’en retourne à l’écriture de mon prochain Harlequin.