jeudi 21 mai 2015

Archambray: suite et fin



Permettez-moi de revenir sur le cas Renaud-Bray – après, je passe à un autre appel, promis. C’est que le dossier soulève tant de questionnements dans mon entourage que je me sens en devoir d’exposer certains faits.



Élément numéro UN, une anecdote :

En avril dernier, j’organisais une activité dans le cadre de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. J’ai apposé des affiches pour faire la promotion de ladite activité à quelques endroits stratégiques de la ville de Lévis. Comme je le mentionnais hier, dans ma ville, Renaud-Bray est une référence en matière de livres ; je me suis donc dit qu’il pourrait être pertinent de demander aux responsables de la succursale située non loin de chez moi si je pouvais accrocher une de mes affiches quelque part sur leur mur, puisque mon public cible devait se trouver en partie au sein de leur clientèle. J’étais au courant qu’il fallait généralement s’adresser directement à la maison-mère pour toute demande particulière, toutefois, je ne perdais rien à m’essayer malgré tout en posant la question directement à un employé de la succursale. La dame à qui j’ai parlé m’a, comme je m’y attendais, référée au formulaire de demande en ligne disponible sur le site Internet de la compagnie. Extrêmement gentille, elle a tout de même proposé de questionner sa gérante à ce sujet, simplement pour s’assurer que c’était bel et bien la marche à suivre et qu’il n’y avait pas d’exception possible. Résumé de la conversation :

     –   Madame ****, j’ai ici une cliente qui souhaiterait apposer une affiche pour faire la promotion de la JMLDA. Je l’ai référée au formulaire sur le site de Renaud-Bray, mais je me demandais si…
    –  Ça ne sert à rien de remplir le formulaire. La réponse sera non : Renaud-Bray ne souligne plus la Journée mondiale du livre.

Je répète : Renaud-Bray, qui se définit comme une librairie, ne souligne plus la Journée mondiale du livre. (Selon certaines sources, la chaîne célèbrerait cependant la Journée mondiale des chaussures.)


Élément numéro DEUX, une liste non exhaustive des différents prix littéraires qui ont été octroyés au cours des derniers mois :

Prix littéraire des collégiens : L’orangeraie, Larry Tremblay, Alto
Grand Prix du livre de Montréal : Le feu de mon père, Michael Delisle, Boréal
Prix des libraires : Ma vie rouge Kubrick, Simon Roy, Boréal
Grand Prix de la relève littéraire Archambault : La déesse des mouches à feu, Geneviève Pettersen, Le Quartanier
Prix Adrienne-Choquette : Avant d’éteindre, Sylvie Massicotte, L’instant même
Prix Émile-Nelligan : Ciseaux, Roxane Desjardins, Les herbes rouges
Prix Giller : Us Conductors, Sean Michaels, en traduction française chez Alto
Prix France-Québec : Le mur mitoyen, Catherine Leroux, Alto

Alto, Boréal, Le Quartanier, L’instant même et Les herbes rouges sont tous distribués par Dimedia. Je vous laisse faire vos déductions.

Élément numéro TROIS, une citation de notre ami Blaise :

L'acquisition d'Archambault permettra d'« assurer une plus grande vitalité à notre secteur d'activité et, par le fait même, à l'ensemble de la chaîne du livre ».



Question finale : quelqu’un peut m’expliquer la logique ?






mercredi 20 mai 2015

Archambray: pourquoi le milieu du livre est inquiet




Quelques personnes m'ont demandé de leur expliquer en quoi l'achat d'Archambault par Renaud-Bray était si catastrophique. Sans être une experte du sujet, je me propose d'exposer ici pourquoi cette transaction menace l'équilibre déjà fragile du milieu du livre québécois. Mon opinion est peu objective, mais je crois que les faits et les émotions peuvent parfois cohabiter. Aussi, si vous avez des choses à ajouter, n'hésitez pas. Je suis ouverte au débat, toutefois, je ne tolérerai aucune insulte, d'un côté comme de l'autre.

En gros:

Les librairies indépendantes peinent déjà à survivre - plusieurs d'entre elles ont dû fermer leurs portes au cours des dernières années. Elles doivent faire face à des monstres comme Amazon ou Costco. L'arrivée d'un nouveau géant (RB + Archambault = 40% des parts de marché) rendrait encore plus incertaine leur survie à moyen et à long terme. Or, ces librairies indépendantes sont essentielles pour préserver la richesse et la diversité de la littérature.

Le danger, c'est que RB risque d'étendre sa façon de faire aux 14 succursales d'Archambault et à archambault.ca, qu'il vient aussi d'acquérir. Aussi, le groupe aura davantage d'influence sur les prix puisque son pouvoir d'achat sera grandement augmenté. C'est le principe de la concurrence. Le monopole vient souvent avec une grande inflation. À l'inverse, si «Archambray» décide de faire des super soldes que les autres librairies ne sont pas capables d'accoter parce qu'elles n'ont pas du tout la même marge de manœuvre, ces dernières risquent de crever à court terme – on ne pourra pas blâmer les clients d'aller se procurer leurs livres 2$, 3$, 5$ moins cher ailleurs.

Par ailleurs, dans le contexte du conflit avec Dimedia, il est difficile de ne pas craindre une perte de représentation de la littérature québécoise dans un ensemble encore plus large de points de vente. Dimedia distribue 72 maisons d'édition québécoises et plus de 300 maisons européennes (http://www.dimedia.com/editeurs/) : depuis plus d'un an, tous leurs livres sont introuvables dans les Renaud-Bray, car on a dû cesser d'approvisionner le groupe, qui a décidé de modifier de manière unilatérale les ententes commerciales qui les liaient. Les deux partis ne se parlent plus et attendent de voir leur cause passer devant les tribunaux - ce qui pourrait prendre encore beaucoup de temps. En attendant, Renaud-Bray importerait illégalement des livres de maisons européennes (j'utilise le conditionnel puisque ce sont des allégations et que je ne suis pas là pour remplacer le tribunal). On m'a aussi dit que si vous demandiez un livre distribué par Dimedia dans un Renaud-Bray, disons «L'Angoisse du poisson rouge», on vous répondrait que celui-ci est «back order», ce qui reviendrait à faire croire aux clients que le livre n'est plus disponible nulle part. Or, jusqu'à tout récemment, vous pouviez acheter «L'Angoisse du poisson rouge» partout, sauf chez Renaud-Bray. La peur que plusieurs ont, c'est que ce livre et des milliers d'autres soient bientôt disponibles partout sauf chez RB et Archambault. Ça commence à faire beaucoup.

On pourrait se dire «ah, mais c'est une bonne chose, les gens vont donc se retourner vers leurs librairies indépendantes, qui deviendront des dépositaires exclusifs de ces livres» - ce serait bien naïf de notre part. En vérité, dans plusieurs régions, les Archambault et les Renaud-Bray sont les références en matière de livres. Lévis en est une, j'en sais quelque chose... Une minorité a le réflexe d'aller à la merveilleuse librairie Chouinard ou à la librairie Fournier, par exemple. Plusieurs gens pensent donc que la littérature québécoise se limite au petit stand dégarni qui trône au RB des Galeries Chagnon. Malheureusement, ces tablettes contiennent principalement des best-sellers et aucun livre dit «de fond».

Les librairies indépendantes ont pour mission de maintenir un fond de qualité, c'est-à-dire d'offrir à leur clientèle non seulement les nouveautés de l'heure, mais également des classiques, des livres rares, des romans publiés il y a 10, 15, 20 ans mais qui sont encore d'actualité, etc. La variété des oeuvres qu'on y retrouve n'a d'égale que la qualité du service qu'on y reçoit. Deux choses beaucoup plus difficiles à retrouver dans une succursale de grande chaîne. Attention, ici, je ne blâme absolument pas les libraires qui sont à l'emploi de RB ou Archambault: ces personnes font du mieux qu'elles peuvent dans le contexte de travail qui est le leur. Ce que je décrie, c'est la logique purement mercantile qui guide les choix des Blaise Renaud de ce monde. Pour le PDG de Renaud-Bray, vendre des livres, ça revient à vendre des souliers. Et ça, ce n'est pas mon opinion: je cite le monsieur. À ce titre, je vous invite tous à lire le portrait de l'homme qu'a dressé Noémie Mercier dans L'actualité de novembre dernier (http://www.lactualite.com/culture/le-libraire-rebelle/).

La question est complexe, profonde et implique tous les acteurs de la chaîne du livre - de l'écrivain à l'éditeur, en passant par les bibliothèques (qui sont tenues de se procurer leurs livres dans des librairies agréées), les distributeurs et les librairies indépendantes. Il est clair que le milieu se doit de réfléchir à son avenir, cependant, une telle réflexion exige solidarité, écoute et ouverture. Trois termes qui ne semblent pas faire partie du vocabulaire de Blaise Renaud. Ce dernier cherche plutôt à forcer le milieu à fonctionner selon sa vision, d'où l'inquiétude qui règne en ce moment.




jeudi 7 mai 2015

Le gaspille


* Extrait qui fera peut-être partie de mon prochain roman, peut-être pas. La création est ambivalence.



Chaque fois que je jette – une chaussette, un contenant de détergent, une assiette en styromousse –, je me sens mal. Je pense à la montagne de déchets que j’ai produite depuis ma naissance, à celle que je continue d’ériger. J’ai l’impression de travailler à construire mon propre tombeau. Ce qui s’effondrera sur moi, m’étouffera et m’emportera. Mourir sous les décombres, étouffés par son dépotoir personnel.
Combien de tonnes d’objets ai-je pu mettre aux poubelles ou a-t-on mis aux poubelles pour moi depuis ma naissance ? Couches, lingettes humides, merde, sacs de plastique, pots de purée, nourriture, nourriture, nourriture, nourriture, nourriture (malgré tous les discours sur les petits Biafra, d’énormes quantités gaspillées), fioles de médicaments périmés, vêtements tachés, peluches usées, jouets brisés, papiers, crayons à l’encre séchée, gommes à effacer, bâtons de colle, bricolages ridicules, papiers mouchoirs, espadrilles trouées, ballons percés, mégots de cigarette, cannettes de bière, premier lecteur cassettes portatif, premier lecteur CD portatif, premier lecteur MP3 portatif, douze téléphones portables, cravates défraîchies même si jamais portées, fleurs mortes, livres lus à moitié, blocs LEGO, cartes d’anniversaire, cheveux, photos de graduation (quelle tête de nul, avec tous ces boutons), miroirs, verres cassés, affiches de spectacles rock, jetons, boutons, fils, aiguilles, crème, chasse-moustique, bouteilles de plastique, bouteilles de plastique, bouteilles de plastique, vieux hachich, cartons, boulettes d’aluminium, vis, marteau démantibulé, pelle au manche plié, voiture plus bonne à rien, réfrigérateur vide, cuisinière qui ne cuisine plus, rasoirs, savon, clés, mallette, cartes d’affaires d’une affaire qui n’a jamais existé, divan, lit en bois, table défoncée, lunettes, pantalons trop grands, pantalons trop petits, thermomètre, piles, montres, brosses à dents, ordinateur, téléviseur, répondeur, des heures, beaucoup d’heures gaspillées. Tout cela est allé au cimetière des jours effrités. Mon obsolescence, à moi, est-elle programmée ?
Cela m’échappe. Comment la planète est capable de digérer tous nos surplus ? Où met-elle ces livres, ces jouets, ces boutons, ces tables en trop ? À l’inverse des glaciers, les déchets ne fondent pas. Qu’advient-il donc d’eux ? Ils disparaissent, du moins de notre conscience. Ce qu’on a mis au rebut n’existe plus. Heureusement, il y a les chercheurs de guenilles de Dehli, de Dandora et de Rio. Ils vivent dans les dépotoirs, au confluent des ruisseaux de jus d’ordure, en altitude, sur les montagnes de nos envies passées, bien au-delà de la honte ou de la peur de mourir ; fouiller les ordures est leur seul gagne-pain. À la recherche de fils de cuivre, du lithium des piles, de vêtements pas trop déchirés et de restes de table qui ne sentent pas aussi mauvais qu’eux, les enfants des dépotoirs combattent le débordement par la réutilisation de l’inutile. C’est probablement grâce à eux que nous n’avons pas encore explosé.