mardi 24 juillet 2012

Vivre d'une seule main


C’est quand on perd l’usage d’un de ses membres que l’on se rend compte à quel point celui-ci nous est indispensable. Les gestes les plus banals deviennent un calvaire insupportable et prennent dix fois plus de temps à poser; mettre du dentifrice sur sa brosse à dents, enfiler un chandail ou sa petite culotte (le soutien-gorge, on n’y pense même pas; à une main, c’est impossible), couper son steak et même dormir nous apparaissent comme de décourageantes aventures.

Malgré toutes les difficultés que j’éprouve au quotidien en raison de mon poignet fracturé, je reste positive en me disant que cette situation n’est que temporaire, qu’éventuellement, je retrouverai mon cher bras gauche. D’autres n’ont pas cette chance; à la suite d’une maladie ou d’un accident, on a carrément dû leur amputer un bras ou une jambe, voire tout à la fois. Je pense entre autres à Marie-Sol St-Onge, cette jeune artiste peintre, mère de famille, qui a été touchée par la bactérie mangeuse de chair en mars dernier, à la suite de quoi elle fut amputée des quatre membres. Chaque fois que je vis une journée difficile, j’ai une pensée pour cette femme et sa famille, si courageuses.

Même si je sais que ma situation n’est pas la pire d’entre toutes, il m’arrive d’être envahie par la frustration et le découragement. S’il ne s’agissait que de moi, de l’impact que cette blessure a dans ma vie, je l’accepterais probablement mieux. Mais c’est que tout cela a une incidence directe sur mes trois petites filles, de qui je ne puis plus m’occuper convenablement. Je réussis à les bercer, une à la fois, et, au prix d’un peu de douleur, à les faire boire, mais sans plus. Je ne parviens ni à les habiller, ni à changer leur couche, ni à préparer leurs biberons. Pour cela, je dois compter sur mon formidable F., qui en a plein les bras en ce moment, c’est le cas de le dire. En plus de ses trois petites fées, il doit prendre soin de sa femme, lui faire à manger, lui donner son bain (essayez donc de vous laver la tête à une seule main, sans mouiller votre pansement, bien entendu). On dit qu’avoir un enfant est une épreuve pour un couple; en avoir trois d’un coup, quatre si on compte la mère éclopée, ça vous teste la solidité conjugale pas à peu près.

Vivre d’une seule main, c’est une chose; vivre sans ce contact privilégié avec mes filles, sans pouvoir me dévouer entièrement à elles, c’en est une autre, beaucoup plus pénible. Quand Léa crie de douleur parce qu’elle a des coliques, que Béatrice se tortille parce qu’elle a faim ou qu’Alice me réclame parce que sa couche est pleine et que je ne peux rien faire d’autre que de leur caresser le front en leur disant que papa s’en vient, mon cœur de mère veut exploser de colère. 

Durant ma grossesse, en raison des risques qu’elle représentait, j’ai dû apprendre l’abnégation et la patience. Depuis que mes filles sont nées, il y a maintenant plus de trois mois, je continue de travailler ma patience, en plus de développer ma foi – en la vie, en la nature, en tout ce qui est plus grand que moi et qui décide, au final, de mon sort et de celui de mes petites. Avec une patte en moins, je suis forcée d’apprendre à déléguer, à laisser les autres faire les choses à ma place, à leur manière – pas évident pour une indépendante perfectionniste de mon espèce. Ma situation m’oblige également à me détacher de ce qui se passe, à garder une distance entre moi et les évènements, afin de ne pas me laisser emporter par les émotions. Le déni est pour moi une question de survie.

Probablement parce qu’elles sont nées prématurément, que dès leur arrivée dans cette vie j’ai expérimenté la peur et l’impuissance, que j’ai vécu leurs premiers mois loin d’elles, une trâlée de médecins et d’infirmières me séparant de leurs corps fragiles, je suis déjà hautement consciente que mes filles ne m’appartiennent pas. Elles ont un destin bien à elles. Leur individualité et leur caractère sont déjà bien dessinés et peu importe mes tentatives pour les protéger des dangers, je ne pourrai jamais les soustraire à ce grand cirque imprévisible qu’est l’existence. Ce sera à elles de se battre, de décider ce qui est bon pour elles, de choisir ce qu’elles veulent être. Moi, je ne pourrai que les soutenir, les accompagner, m’assurer qu’elles possèdent les outils nécessaires pour réaliser leur dessein.

Au fond, à partir de maintenant, poignet fracturé ou pas, je ne vivrai plus que d’une seule main; de la droite, je vaquerai à mes occupations, écrirai, créerai, tâcherai de fabriquer du meilleur avec ce monde en débâcle qui est le nôtre et de la gauche, je veillerai sur mes filles. Ma paume sur leur tête, une présence, un souffle, une partie de moi sera toujours avec elles, même lorsqu’elles se trouveront à l’autre bout de la planète – car elles seront inévitablement de grandes voyageuses. Parfois, j’oserai un doigt qui pointe le chemin. Or, ces routes que je leur proposerai, elles ne seront jamais tenues de la suivre. Ma main leur servira uniquement d’inspiration et de réconfort.

mercredi 4 juillet 2012

Journal d'une éclopée


Il y a un mois que je n’ai pas écrit ici, faute de temps. J’ai passé toutes ces journées à veiller mes filles à l’hôpital, à les regarder grandir, à espérer que les heures passent aussi rapidement que des battements d’ailes de colibri et qu’elles nous rapprochent ainsi du moment où elles s’en viendraient avec moi à la maison. La semaine passée, je me suis forcée à prendre deux jours de congé afin de me reposer, car ce rythme de vie commençait à me rentrer dedans. Mais comme je suis une hyperactive incapable de s’arrêter, j’ai plutôt profité de ces deux journées pour faire le grand ménage et pour retravailler mon deuxième livre, qui sortira à l’automne.

Samedi, avec F., nous avions décidé de nous rendre à l’hôpital tôt le matin afin d’y laisser le lait maternel dont les petites avaient besoin pour la journée et d’ensuite filer en Beauce, au chalet de mon père, pour profiter du soleil, passer du temps en famille et recharger nos batteries. Nous sommes arrivés peu avant l’heure du dîner, avons mangé d’excellents roteux sur le barbèque, lancé quelques blagues et nous sommes dirigés aux abords du lac. Les uns faisaient du Seadoo pendant que les autres se faisaient bronzer ou sirotaient une bière sans alcool tout en jasant de tout et de rien avec le paternel (devinez laquelle de ces activités était la mienne). Mon chum, lui, avait choisi de faire une petite sieste dans le chalet, épuisé par la digestion de ses hot-dogs et notre quotidien complètement exténuant des derniers mois.

Après la siesta de F., j’avais envie qu’on aille faire une promenade en quatre roues, pénards, les cheveux dans le vent et les yeux perdus à l’horizon. F., qui n’avait jamais fait de quatre roues, préférait tout de même conduire, ne faisant vraisemblablement pas confiance à mes talents de chauffeuse tout terrain. Mon père nous a laissé son téléphone afin que nous puissions le rejoindre si jamais nous tombions en panne. Munis de nos casques, le cœur léger et du soleil plein la tête, nous sommes partis à l’aventure.

L’expédition n’aura duré que cinq minutes.

Nous étions encore sur le rang, à la recherche d’un chemin de terre où nous pourrions pénétrer, quand Francesco s’est arrêté. « J’ai de la difficulté à contrôler le véhicule, il dévie constamment sur la droite », m’a-t-il dit. Il est tout de même reparti, en étant vigilant et en tentant de compenser la déviation du volant. Trente secondes plus tard, nous avons pris le champ.

Le quatre roues est parti vers la droite, probablement à cause de l’inclinaison de la route qui était plus accentuée à cet endroit, et F. n’a pas été en mesure de rectifier sa trajectoire. J’ai cru sur le coup qu’il essayait de faire une blague en feignant d’emprunter un chemin qui n’en était pas un. Mais non. F. n’était tout simplement plus maître de la situation. Il a tout juste réussi à faire courber le véhicule vers la gauche de sorte que celui-ci ne s’est pas complément renversé sur nous une fois au fond du fossé.

La scène s’est échelonnée sur deux secondes et demie ; j’ai eu l’impression qu’elle s’est étendue sur des heures. Tout a défilé si vite dans ma tête. Je me disais « eh merde, des triplettes pu de parents, ce n’est vraiment pas une histoire qui finit bien ». Finalement, il y a eu plus de peur que de mal. F. s’est relevé d’un bond, poussé par l’adrénaline. Voyant que j’étais incapable de me retirer de l’emprise du quatre roues, il s’est mis à paniquer, croyant que ma jambe était coincée sous le mastodonte ou, pire, que celle-ci avait été déchiquetée par la bête. En vérité, c’était seulement ma gougoune qui était prise et qui m’empêchait d’enlever ma jambe de là. (Des gougounes, je sais, ce n’est pas ce qu’on appelle un équipement idéal pour faire du quatre roues, mais finalement, une chance que c’est ce que je portais, j’ai ainsi eu moins de difficulté à sortir de mon piège !)

F. n’en avait que pour ma jambe, convaincu qu’elle était blessée, tandis que moi j’essayais de lui faire comprendre que c’était mon bras le problème. Je n’arrivais pas à me relever, incapable de prendre appui sur mon poignet gauche, qui était rendu mou comme le phallus d’un vieillard qui n’arrive plus à bander devant les photos illicites de jeunes femmes qui n’ont pas tout à fait l’âge de faire de la pornographie. Je ne ressentais pas de douleur. Elle était engourdie par l’adrénaline. C’est seulement une fois assise dans la voiture de deux bons samaritains qui passaient par là et qui ont proposé de me ramener au chalet de mon père que la douleur a fini par ressortir. Et elle était vive. Je savais que je n’aurais pas le choix de me rendre à l’urgence. Une journée sans aller à l’hôpital, ce n’est pas possible dans ma vie.

J’ai attendu 2 heures à l’hôpital de Saint-Georges sans que rien ne se passe. Je suis allée voir l’infirmière au triage pour lui demander si selon elle je passerais dans la prochaine heure puisque je devais absolument retourner chez moi pour tirer mon lait – dans l’énervement, une fille ne pense pas nécessairement à prendre son tire-lait. Selon elle, j’en avais pour au moins encore une heure à attendre. J’ai donc décidé de repartir chez mon père afin d’aller me vider les seins et d’éviter de faire une mastite – j’étais déjà suffisamment mal amanchée. Quand je suis revenue à l’hôpital, bien entendu, ils avaient appelé mon nom. Comme je n’étais pas présente, ils m’ont sortie de la liste. J’avais juste envie de brailler. L’infirmière a eu pitié de moi et m’a fait passée tout de suite, considérant que le fait de devoir allaiter était une raison valable pour quitter momentanément la file d’attente. Si elle avait su que j’allaitais non pas un, mais bien trois bébés, j’aurais probablement eu le droit à un massage de pieds, en plus de sa pitié.

J’ai fini par sortir de là à 23h15. Sans plâtre. Car les orthopédistes ne travaillent pas le soir. Ni la fin de semaine. Et encore moins le jour de la Confédération. Et le lundi suivant. Bref, je n’ai eu mon plâtre qu’hier matin, 72 heures après l’accident. Pour ce, il m’a fallu attendre un autre 4 heures à l’hôpital de Lévis. En Italie, 2 heures en tout et pour tout auraient suffi à régler mon problème. Parfois, je me demande pourquoi je ne suis pas restée là-bas pour accoucher. D’autant plus que dans ce pays, le quatre roues n’est pas un sport très, très populaire. Remarquez, mon destin étant ce qu’il est, j’aurais probablement fini par me casser le poignet autrement. Peut-être en m’enfargeant dans un saucisson traînant inexplicablement par terre. Au moins, là-bas, j’aurais pu me saouler pour oublier mes problèmes sans que ça ne me coûte un bras.