jeudi 7 juin 2012

La terre qui tremble


Les temps ont changé. La terre a tremblé. Ma vie ne sera plus jamais la même.

J’ai fait un lapsus en rédigeant cette phrase : j’ai écrit la « mienne » plutôt que la « même ». Ma vie ne sera plus jamais la mienne. Parce que je suis une maman. La mère de trois merveilleuses petites filles pleines de courage et de vigueur. Mon unique priorité dorénavant est de m’assurer qu’elles soient bien, qu’elles aient tout ce qui leur faut pour guérir, grandir, devenir des petites humaines surprenantes.

Quand j’étais enceinte, j’en avais l’impression, maintenant, j’en possède la conviction : Léa, Alice et Béatrice vont changer le monde. Elles ont d’abord changé le mien, puis, bientôt, elles changeront le vôtre. Elles sont venues ici parce qu’elles avaient de grandes choses à accomplir. Entourées des autres enfants de leur génération, elles se chargeront de modifier le cours de l’histoire, de mettre fin à notre torpeur, de faire avancer les causes les plus nobles. De réaliser les rêves que nous mijotons depuis si longtemps mais auxquels nous n’avons jamais eu la force de donner vie.

Tous s’entendent pour dire qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire au Québec en ce moment – extraordinaire dans le sens de « en dehors de l’ordinaire ». Nous assistons au réveil d’un peuple qui trop longtemps s’est laissé endormir par les discours politiques et autres puissants somnifères. La jeunesse a envahi les rues et crié au visage de ses aînés leurs quatre vérités. Plusieurs, beaucoup moins jeunes, ont emboîté le pas et choisi de militer auprès de leurs enfants. Un incroyable élan de solidarité s’est emparé des citoyens, des voisins individualistes à qui nous n’avions jamais parlé auparavant, des quidams les moins politisés. Les gens descendent ensemble dans la rue pour faire valoir une cause commune. Nous semblons redécouvrir peu à peu le sens des mots bien commun et projet de société.

C’est dans ce contexte effervescent que j’ai donné naissance à mes triplettes. Et à une échelle plus personnelle, j’ai pu remarquer à quel point les gens peuvent être généreux, solidaires et dévoués. J’ai reçu des dizaines et des dizaines de mots d’encouragement, des dons en argent, des sacs de vêtements, des jouets, divers articles pour bébés, la plupart du temps de la part de personnes que je connaissais peu ou prou. Des inconnus ont fait preuve d’une incroyable grandeur d’âme à mon égard. Beaucoup se sont laissés toucher par mon histoire. Émus, ils ont voulu y contribuer, par de petits gestes, de sincères paroles. Jamais je n’aurais pensé qu’une naissance pouvait soulever autant d’enthousiasme et déclencher de si belles vagues de bonté. Par les réactions que leur venue a provoquées, déjà, Léa, Alice et Béatrice ont à mes yeux changé le monde ou, du moins, l’opinion que j’avais de celui-ci.

Le monde change, oui. Il bouge. Au propre comme au figuré. En Italie en ce moment, il vibre sans cesse. Sous les pieds apeurés la terre se meut. Le paysage se refaçonne et fait frémir un peuple désemparé devant la force inexpugnable de la nature. La ville d’origine du père de mes enfants est présentement « zone rouge ». C’est l’état d’alerte. Le centre historique est fermé depuis des semaines, devant la menace d’écroulement de certains buildings – dont certains datent de l’époque médiévale. Si j’étais restée en Italie comme prévu, je serais probablement en train d’accoucher en pleine nature en ce moment, car l’hôpital de Carpi a été fermé et les patients ont été placés dans des tentes dans le parc adjacent. Les grands-parents des triplettes, qui ne peuvent rien faire d’autre qu’espérer que les secousses s’estompent et que le calme revienne, passent leur journée à attendre que le temps s’écoule et qu’arrive le moment de leur départ pour le Québec, où ils viendront en août prochain. Ils regardent les photos de leurs petites-filles et cela leur procure le courage nécessaire pour passer au travers de cette épreuve. Léa, Alice et Béatrice, petites porteuses d’espoir. Visages inspirants, moues apaisantes, regards déterminés.

La terre tremble. Le monde change. L’avenir est incertain et le présent, confus. Dans tout ce chaos, les enfants sont la seule certitude que nous puissions avoir. Grâce à eux, nous gagnerons. La vie aura raison, et tout ce qui tente de la ternir, de l’ensevelir, de la briser, périra sous les armes des guerriers solidaires.