mardi 8 mai 2012

Venir au monde, ou comment le laisser venir à soi


Le 18 avril dernier, j’ai subi une césarienne d’urgence. En l’espace de quelques heures, mon état est passé de stable à « il n’y a plus de retour possible madame, il faut absolument vous ouvrir là, maintenant, et aller chercher vos bébés ». J’étais rentrée à l’hôpital cinq jours plus tôt en croyant devoir y passer au moins un mois et demi alitée, à attendre qu’il soit l’heure pour mes poulettes de se pointer le bout du nez. J’avais aménagé ma chambre pour qu’elle soit confortable et accueillante, puisque j’étais convaincue qu’elle serait ma maison pour plusieurs longues semaines. Des livres, des DVD, des oreillers, des couvertures, des peluches, des jeux de société, mon ordinateur, des vêtements confortables, de la musique, de la nourriture : j’étais équipée pour faire du camping pré-accouchement pendant des lustres. Finalement, les lustres se sont transformés en fractions de seconde.

Durant la nuit, j’avais eu quelques pertes étranges, que la gynécologue de garde avait analysées pour finalement déduire que ce n’était rien de préoccupant. Puis, toute la matinée, j’avais eu des contractions plutôt inconfortables, qui se sont accentuées peu avant le dîner. Les infirmières ne s’inquiétaient pas outre mesure, convaincues que ça passerait. « Couchez-vous sur le côté gauche pendant une demi-heure madame, vous me direz si vous vous sentez mieux. » Résultat : me sens pas mieux pantoute. « Couchez-vous sur l’autre côté alors. » D’accord. Mais ça ne passe pas. Du tout. J’ai mal. Et les contractions sont de plus en plus rapprochées. « Combien de temps entre chacune, madame ? » Tout à l’heure c’était aux 5-6 minutes, là, j’en suis aux 2-3 minutes. Tout à coup, on a commencé à me prendre au sérieux.

Vers 14h, ma gynécologue est venue m’ausculter. J’étais dilatée à 5 centimètres. J’ai vu un début de panique dans ses yeux. « Si j’étais toi, j’appellerais ton chum. Il y a de fortes chances que ça se passe aujourd’hui. » Quinze minutes plus tard, le ton était sans équivoque. « Tu es dilatée à 8 centimètres. Il n’y a plus de revenez-y. Ça va être la césarienne d’urgence ma belle. J’avise tout de suite l’équipe médicale. On t’amène dans la salle d’opération. »

En temps normal, je n’aurais pas dû me rendre là. Je n’étais pas censée connaître les contractions efficaces et la dilatation du col de l’utérus. On était censé planifier ma césarienne à l’avance et la faire dans le calme, avant même que le travail ne commence. Mon corps a décidé que ça se passerait autrement. Pour une raison ou une autre, il a cru qu’il valait mieux expulser mes trois poulettes, soit pour les protéger elles ou pour me protéger moi. J’ai donc su ce qu’étaient les contractions. La douleur. La vraie. Celle que supposément aucun homme ne pourrait endurer. Messieurs (et mesdames qui n’avez jamais accouché), si vous vous demandez à quoi cela ressemble, je vous dirais ceci : la douleur des contractions s’apparente drôlement à celle qu’on peut ressentir lorsqu’on a une grosse envie de caca. Vous savez, ce moment juste avant que les sphincters se relâchent et qu’enfin nos intestins se libèrent ? La différence, c’est que dans le cas d’une envie de caca, la douleur dure tout au plus quelques secondes, alors que dans celui d’une contraction, elle dure plutôt quelques minutes. Ça n’a rien de romantique comme comparaison, mais c’est la description la plus juste que je pourrais vous donner.

Dans un sens, je suis contente d’avoir connu cette douleur. D’être passée par ce chemin. D’avoir fréquenté l’insupportable. Cela rendait mon expérience d’accouchement plus concrète en quelque sorte. Et moi, j’étais encore plus réelle. Je faisais dorénavant partie des milliards de femmes qui ont souffert pour donner la vie, depuis les origines de l’humanité. J’étais humaine, voilà. Dans tout ce que cela comporte de faiblesse et de souffrance.

Je n’ai aucunement eu le temps de me préparer mentalement à l’accouchement. À 27 semaines de grossesse, on n’en est pas là encore dans sa tête. Même dans le cas d’une grossesse à risque, on se dit qu’on a encore bien du temps devant soi pour se faire à l’idée de perdre sa bedaine, pour visualiser la manière dont cela se passera, pour rencontrer l’anesthésiste et le médecin qui procéderont à son opération. Mais on ne sait jamais réellement de combien de temps on dispose. Le temps est obstiné, s’étire indéfiniment ou rétrécit soudainement, sans égards à notre hâte ou à notre angoisse.

Léa était déjà engagée lorsqu’on m’a mise sur la table d’opération. Mon médecin me répétait de ne pas pousser. L’inverse de ce qu’on dit aux femmes normalement. Il fallait que je la retienne le plus longtemps possible, car si elle commençait à sortir par voies naturelles, on n’avait plus le choix de procéder ainsi et cela pouvait mettre en danger ses deux sœurs.

On cherchait à me faire l’épidural, mais on avait de la difficulté à me piquer, car mes vertèbres étaient trop rapprochées. L’anesthésiste m’enjoignait de faire le dos rond, afin de lui faciliter la tâche. « Rentrez votre nombril et poussez le dos vers l’extérieur. » Quel nombril ?! Mon nombril n’existe plus depuis au moins 3 mois ! Et essayez donc, vous, de rentrer votre nombril quand vous avez une bedaine grosse comme une citrouille s’étant mérité le titre de la plus grande citrouille jamais récoltée à Saint-Barnabé. Allez-y ! Essayez de faire le dos rond quand votre niveau de douleur atteint 23 sur une échelle de 10. Il a fallu qu’une infirmière me plie en deux elle-même et me force à rester dans cette position en me serrant dans ses bras, afin que l’anesthésiste puisse faire sa job. Après, magiquement, je ne ressentais plus rien.

Des dizaines de personnes tournaient autour de moi. Plusieurs me parlaient, parfois en même temps. Je ne comprenais rien de ce qu’elles racontaient, toute concentrée que j’étais sur mes jambes : je ne les sentais plus. Mon corps était complètement gelé jusqu’à la hauteur des poumons. Je respirais péniblement et j’avais même de la difficulté à bouger mes doigts. J’avais l’impression que plus jamais je ne parviendrais à me mouvoir correctement. Des relents d’anesthésiant me montaient jusqu’au cerveau – sentiment similaire à celui vécu après avoir fumé un gros joint de Québec Gold. F. me tenait la main, je lui souriais. Sans m’en rendre compte, je faisais des petites blagues, histoire de détendre l’atmosphère. Paraît-il que j’avais l’air vraiment relax. Pas inquiète du tout. Je n’ai tout simplement pas eu le temps de m’inquiéter, de me demander comment tout cela allait se dérouler. Je ne pouvais faire autrement que de m’abandonner aux mains des médecins et de me dire « advienne que pourra ».

Je sentais que des gens jouaient dans mon abdomen, mais je n’avais aucune idée de ce qu’ils trafiquaient. Puis, après quelques minutes, on m’a présenté deux de mes bébés. Je n’avais même pas senti qu’on les avait retirés de mon ventre, ne saisissais pas trop ce qu’ils faisaient là, devant moi. Léa me regardait avec ses grands yeux, l’air de se demander tout comme moi ce qu’elle foutait en dehors de mon corps. J’ai vu Alice rapidement, on devait se dépêcher de l’amener sous une source de chaleur. Béatrice était déjà à l’unité néonatale, car elle avait besoin d’aide pour respirer. Mes poulettes étaient nées. Et moi, plus jamais je ne serais la même personne. J’avais un trou béant dans l’abdomen et le cœur soudainement trois fois plus grand, celui-ci ayant explosé sous le poids de ce nouvel amour qui venait de naître. Mon amour incommensurable pour ces trois petits êtres prêts à tout pour vivre.