mercredi 14 janvier 2015

Les pieds froids

Ces temps-ci, je me réfugie dans la fiction. J’ai eu envie de vous offrir un refuge à vous aussi : un extrait de mon roman en cours – la suite de L’angoisse du poisson rouge. En grande primeur mondiale, donc, un monologue tiré du chapitre « Les pieds froids », écrit aujourd’hui même. Bref, c’est du tout chaud. Ça risque d’évoluer, mais justement, c’est ça qui est chouette : de voir d’où ça part pour ensuite constater où c’est allé.



 
Je suis vraiment content de te voir, mon Fabio, ça faisait un bail, j’ai pas chômé depuis le contrat qu’on a fait ensemble, c’est tant mieux pour moi tu vas me dire, pis t’as bien raison, je suis chanceux, je manque jamais de boulot, sauf que je t’avoue que des fois, je prendrais bien une pause, c’est juste fou, avec les enfants, le plus jeune qui est encore aux couches pis que je dois aller porter à la garderie tous les matins à l’autre bout de la ville, en compagnie de celui du milieu qui est en plein dans son Fucking Foursérieuxje me demande ce que ça va être à l’adolescence, et la plus grande qui est entrée en première année, faudrait que je l’aide à faire ses devoirs quand elle rentre de l’école, elle est en train d’apprendre à lire, c’est important, mais je suis pas là la plupart du temps, c’est Camille qui les garde jusqu’à ce que Magalie rentre de travailler, pis je me fierais pas à elle pour apprendre le français à ma fille, ses textos sont bourrés de fautes et de mots que je comprends pas, on vient d’engager une femme de ménage qui va venir torcher la maison une fois aux deux semaines, ça devrait nous donner un coup de main, c’est constamment le bordel chez nous, j’ai un ami aussi qui m’a parlé d’un nouveau service, c’est des madames qui viennent à domicile préparer ta bouffe, genre du pâté chinois, des pâtés au poulet, c’que tu veux, pis elles remplissent ton congélateur et elles s’en vont, comme ça, t’as pus à te tracasser la tête avec les repas, tu pourrais faire ça mon Fabio pour arrondir tes fins de mois, ha ha ha ha ha ha ha, sérieux, ta lasagne est mauditement bonne, j’en prendrais bien deux-trois pour emporter, blague à part, je pense que je vais peut-être faire appel à ce service-là aussi, histoire qu’on ait un break, un peu de temps pour nous, c’est dommage, j’ai toujours aimé cuisiner, mais là, on a juste pus le temps, ma blonde chiale parce que je m’occupe pas assez d’elle, les tournages ont souvent lieu de soir ces temps-ci, donc quand je rentre tout le monde dort et pas question que je réveille ma blonde pour qu’on fasse l’amour, elle est brûlée, elle aussi, elle a besoin de se reposer, son travail lui gruge pas mal d’énergie, éducatrice spécialisée dans une école primaire, c’est ça qu’elle fait, elle me répète souvent qu’avoir su qu’élever ses propres enfants, c’était aussi difficile, elle aurait choisi un métier qui impliquait pas de devoir s’occuper de ceux des autres, je pense qu’elle est sur le bord du burnout, pis je la comprends, moi itou, des fois, je sens que le gouffre est pas loin, sauf que, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, on peut pas débarquer du train pendant qu’y est en marche, faut suivre le beatc’est ça le dealc’est ça qu’on attend de nousqu’on travaille comme des débiles pour payer des taxes pis des impôts, pis qu’on ait pas trop le temps de réfléchir au reste, tout ça pendant que le gouvernement, lui, s’occupe des vraies affaires, mais dans nos vies à nous, qu’est-ce qu’il reste de vrai, je me la pose presque tous les jours cette question-là, je suis plus trop sûr de savoir à quoi ça rime, gagner de l’argent, avoir un statut social, OK, mais qu’est-ce qu’il nous reste, dans nos poches, mais pas juste, dans nos mémoires aussi, quel genre de souvenirs est-ce qu’on se bâtit, à passer nos jeunes vies à courir après notre queue, quelle vieillesse y va nous rester, pas grand-chose, ma vieillesse, j’ai plutôt l’impression qu’elle va se résumer à la maladie, une personne sur deux va supposément choper le cancer dans sa vie, donc ça va être soit moi, soit ma blonde, pis si c’est elle la malchanceuse, va toujours bien falloir que je l’accompagne pis que je m’en occupe, parce que c’est sûrement pas nos enfants qui vont le faire, ils vont être bien trop occupés à travailler eux autres avec, ramer fort pour rembourser leurs prêts hypothécaires pis leurs dettes d’études, parce que l’air de rien, même si on fait des bons salaires, Magalie pis moi, on n’y arrive pas, à mettre de l’argent de côté pour les études de nos flos, c’est pas possible, entre manger aujourd’hui ou avoir la possible fierté de dire que mes enfants vont aller à l’université demain, je choisis le steak haché, t’sais, ça fait qu’eux aussi vont s’endetter, et ils vont répéter la roue à l’infini, surtout qu’on dirait bien qu’ils vont avoir encore moins de chance que nous, parce que le gouvernement coupe partout pis que tout s’enligne pour coûter plus cher, en tout cas, une chance que je les ai, pareil, ces trois morveux-là, même s’ils sont un paquet de troubles, je les aime comme j’ai jamais aimé personne avant, pas même ma blonde, c’est juste indescriptible comment tu te sens devant tes enfants, chaque jour, ça grandit, les sentiments que t’as pour eux, ils sont beaux, tout ce qu’ils font est merveilleux, tu leur pardonnes tout, y compris leur ingratitude, parce qu’on s’entend, c’est ça le pire avec eux, ils te disent jamais merci, ils te tiennent pour acquis, pis y’ont raison les torieux, au fond, tu pourrais jamais arrêter de les aimer, peu importe les conneries qu’ils pourront faire, ça fait que tu continues de te fendre en quatre pour eux, de te priver sans cesse pour qu’eux puissent avoir ce qu’ils souhaitent, des sacrifices, mon homme, t’en fais constamment avec des enfants, mais ça te dérange pas, tu te poses pas de questions, tu le fais, c’est tout, pis t’es content, t’as l’impression de servir à quelque chose, chaque sacrifice te donne l’énergie de poursuivre ta course, ça donne un sens à ta fatigue, n’empêche, profitez-en pendant que vous êtes encore libres, que vous avez pas à trimballer un sac à couches, du linge de rechange pis une collation chaque fois que vous sortez au dépanneur acheter de la liqueur, c’est pas des farces, ça te prend deux valises pour aller souper chez des amis, je vous le dis, moi, voyager léger, c’est impossible quand t’as des enfants, parlant d’eux-autres, je vais lâcher un coup de fil à Théo, Julia et Guillaume pour leur souhaiter bonne nuit, ça vous dérange pas trop si je vais dans votre chambre ?