dimanche 12 juillet 2015

Québec ou Italie : petit référendum personnel



Nous rentrons au Québec demain après un mois en sol italien. Comme le laissait entendre mon dernier billet de blogue, F. et moi vivons constamment avec le dilemme suivant : voulons-nous nous installer définitivement en Italie ou au Québec ? La bonne réponse à cette question n’existe pas, nous le savons très bien. C’est d’ailleurs ce qui rend le choix difficile, puisque personne ne peut nous aider à le faire en nous donnant des indices sur ce qui serait plus logique ou acceptable. Il n’en tient qu’à nous de bâtir la vie qui nous convient.

Pour nous aider dans notre décision, si nous tenons absolument à être « raisonnables » (ce qui n’est pas nécessairement le cas, je tiens à le spécifier), nous pourrions dresser une liste des pour et des contre, des avantages et des désavantages à être d’un côté ou de l’autre de l’océan. À la veille de notre grand retour à Lévis, j’ai eu envie de dresser une telle liste, un peu pour rigoler, un peu parce que l’exercice est intéressant. 

(Avertissement : cette liste contient des arguments plus sérieux que d’autres.)

Pour l’Italie

-       Le vin.
     
     Ai-je besoin d’ajouter autre chose ?

-       La qualité de la nourriture. Le climat du pays permet à ses habitants de cultiver eux-mêmes à peu près tous les fruits et légumes qu’ils consomment. Nul besoin de préciser que cela fait en sorte que les produits goûtent dix fois meilleurs que lorsqu’ils ont dû parcourir 5000 km pour arriver jusqu’à nous…

-       Étrangement, ici, lorsqu’on met les choses au frigo, même si on ne les emballe pas bien et qu’on omet de les recouvrir d’une pellicule plastique, elles ne sèchent pas et sont encore fraîches après quelques jours. Je dois avouer que je n’ai pas trouvé d’explications scientifiques plausibles à ce phénomène étonnant. Pourquoi quand je mets un casseau de fraises « tout nu » dans mon frigo au Québec, les fruits sont tout rabougris le lendemain, tandis qu’ici, ils sont encore fermes et appétissants ? Boh.

-       L’été. Ici, l’été existe encore. Chez nous, on l’attend neuf mois par année et, le reste du temps, on chiale parce qu’il n’est pas à la hauteur de nos attentes. Ici, il fait peut-être un peu trop chaud, mais je préfère la canicule à la pluie une journée sur deux.

-       Le système de santé. L’autre jour, ma belle-mère faisait de la fièvre et soupçonnait que la bronchite qu’elle avait eue quelques semaines auparavant n’était pas tout à fait guérie. Comme elle ne pouvait pas se permettre de rater le travail le lendemain et qu’il fallait qu’elle se remette sur pied le plus rapidement possible car elle s’envolerait bientôt pour le Québec, elle a écrit un message WhatsApp à son médecin de famille, lui demandant si elle avait des disponibilités pour la voir tôt le lendemain matin. Son médecin lui a répondu « pas de problème, je t’attends demain à 8h. » C’était un dimanche, il était aux alentours de 22 heures. Je n’en suis pas encore revenue. 

      Ici, le système de santé est humain, accessible. Et il n’est pas moins gratuit que le nôtre… Docteur Barrette, si vous me lisez (ne sait-on jamais) je vous conseillerais de venir faire un tour au pays du prosciutto afin d’étudier un peu leur système et de vous en inspirer. Je suis sûre que les contribuables ne verront aucun problème à vous payer des petites vacances au soleil si c’est pour vous donner des idées sur comment améliorer notre système de santé de marde.

-       La place faite aux enfants. Partout. En Italie, il est normal de croiser un enfant avec ses parents dans un bar. Tandis que ces derniers prennent l’apéro avec leurs amis, le bambin joue avec les autres enfants présents ou se bourre la fraise dans le buffet gratuit. Les enfants font partie de la vie et on n’essaie pas de les confiner à des lieux qui leur sont strictement réservés. On n’est pas un mauvais parent si on couche son enfant passé minuit, parce qu’on a voulu sortir en ville et qu’on a cru bon l’emmener avec soi. Pas de gardienne ? Pas grave. L’enfant suivra.

-       Obtenir une place en garderie subventionnée en Italie n’est pas nécessairement plus facile que chez nous, toutefois, je tiens à mentionner que ceux qui bénéficient d’une place à l’asilo ont droit, tous les jours pour le repas du midi, à un antipasto (entrée), un primo (un plat de pâtes ou de riz), un secondo (un plat de viande ou de poisson) et un dolce (dessert). La gastronomie est un art qui s’apprend jeune, quoi.

-       Les bidets. Pourquoi on n’a pas de bidets au Québec ? C’est cool un bidet. Pis c’est le fun d'avoir le cul propre à toute heure du jour sans devoir sauter nécessairement dans la douche. Just sayin’.

-       En Italie, la consommation d’eau est payante. Oui, je mets ça dans les avantages de ce pays, parce que ça fait en sorte que les gens gaspillent beaucoup moins cette denrée vitale, alors que chez nous, il y a trop de personnes stupides qui nettoient leur asphalte avec la ose, dans l’espoir que celle-ci pousse.


Pour le Québec

-       À défaut d’avoir accès à des produits frais à l’année longue et de pouvoir manger du parmesan délirant, des charcuteries divines ou du vinaigre balsamique vieilli (sans se ruiner, j'entends), au Québec, on peut manger à peu près de tout. Que ce soit de l’Indien, du Coréen, du Thaï, du Japonais, du Mexicain, du Créole, du Français, figurent au menu de nos restaurants tout un tas de cultures et de traditions. C’est une richesse dont on ne se rend pas toujours compte et dont on finit par s’ennuyer après quelques mois en Italie…

-       Au Québec, les méchants moustiques se contentent généralement d’attaquer les pauvres humains sans défense lorsque ceux-ci s’enfoncent dans la nature. En Italie, du moins en Émilie-Romagne, des sapristi de moustiques, il y en a en pleine ville. À la tonne. Et ils sont voraces. En plus, il n’y en a pas qu’une sorte, mais bien trois, toutes plus avides de sang les unes que les autres. Les triplettes se sont littéralement faites dévorer durant leur séjour ici, et ce, malgré les spray chasse-insectes, les fumigateurs, les chandelles à la citronnelle et tutti quanti. Bref, vive les moustiques québécois, qui ont compris que leur place était sur le bord d’un lac.

-       Pas de bidets au Québec, c’est bien dommage, par contre, nos toilettes sont plus confortables. Et, surtout, elles sont conçues de manière à ce que lorsqu’on fait caca, la cuve ne sera pas automatiquement sale. En Italie, dès qu’on fait un numéro deux, il faut sortir le récure-bol-de-toilette, parce qu’immanquablement, l’étron laissera une rebutante trace brunâtre dans le fond de la cuvette. C’est l’angle d’attaque qui n’est pas le bon on dirait. Et la profondeur de la cuve versus la quantité d’eau qui s’y trouve. En tout cas, ça fait chier. (David L., celle-là, elle était pour toi. Parce que tu sais qu’à mes yeux, toutes les occasions sont bonnes pour parler d’excréments.)

-       L’eau ne se paie pas. Je sais, j’ai dit tout à l’heure que c’était à l’avantage de l’Italie que l’eau soit payante puisque cela encourageait une consommation responsable. Mais laissez-moi le plaisir de me contredire un peu. Puis j’ajouterais ceci : en plus d’être gratuite, notre eau est d’une qualité hautement supérieure. Nulle besoin d’acheter des bouteilles d’eau en plastique au Québec, celle du robinet est tout aussi bonne.

-       Au Québec, plusieurs sont frustrés du fait que les taxes municipales augmentent sans cesse. Mais on doit se consoler parce qu’au moins, il semble qu’elles servent à quelque chose. À l’inverse, en Italie, je me demande parfois où va l’argent de ces taxes… Deux exemples : chez nous, les trottoirs sont des infrastructures municipales construites et entretenues par les villes. Ils sont uniformes et sécuritaires. À l’inverse, en Italie, l’espace qui sert au déplacement des piétons et qui est situé entre la rue et le terrain des particuliers relève de la responsabilité desdits particuliers. Il en revient à eux d’aménager cette zone et d’en prendre soin. Les mieux nantis et les plus consciencieux font construire devant chez eux un trottoir digne de ce nom, généralement en pierres. Les autres s’en foutent et laissent la roche et la mauvaise herbe entraver le passage des piétons. Côté sécurité, c’est pas super et côté « plan d’urbanisme », c’est carrément nul. 

      Autre exemple : le coût de la collecte des déchets, du recyclage et du compost est entièrement assumé par les citoyens et il en revient à eux d’engager une compagnie de ramassage. On peut se plaindre longtemps du maire Labeaume et de sa mauvaise gestion du Poubelle Gate, mais au moins, à la base, chez nous, le service est fourni…

-       Pour l’instant, au Québec, nous avons la chance de bénéficier de plusieurs subventions et crédits d’impôts pour les enfants, ce qui donne un sursis aux jeunes familles à faibles revenus (dont nous faisons partie, eh oui). Je dis pour l’instant, car la cure minceur que le gouvernement fait subir à la majorité des programmes sociaux depuis plusieurs mois laisse présager qu’un jour ou l’autre, ces subventions subiront elles aussi des coupures. 

     Toujours est-il que pour le moment, nous pouvons nous targuer de vivre dans une province qui soutient les parents afin qu’ils puissent fournir à leurs enfants le meilleur environnement possible. L’Italie n’a pas une tradition sociale-démocrate comme celle de la France et, par la bande, comme la nôtre. Bref, quand je dis aux gens d’ici ce que nous recevons comme montant mensuel pour nous aider à payer les factures relatives aux enfants, ils n’en reviennent tout simplement pas…


Pour terminer, je dirais que tant en Italie qu’au Québec, en ce moment, on coupe dans la culture et dans l’éducation, dans le but de redresser l’économie, d’alléger la dette nationale et de satisfaire les critères des banquiers. La rigueur budgétaire, communément appelée « austérité », fait des ravages partout en Occident. Peu importe le continent, on met à mal la démocratie, on déshumanise les rapports entre l’État et les citoyens, on prend aux pauvres pour donner aux riches et on nourrit le cynisme des masses. Bref, ce n’est pas en fonction du critère politique que nous devrons prendre notre décision, à savoir si nous préférons l’Italie ou le Québec, parce que si tel était le cas, le résultat, ce serait qu’on se construirait une cabane dans le fond d’un bois et qu’on débarquerait volontairement du système… Cependant, avant de s'enfoncer dans les bois, on prendrait la peine de faire une réserve de vins italiens.

                                                       

                                                            

mardi 30 juin 2015

Une île au milieu de l'Atlantique




            La vie est un grand dilemme : faire une chose ou son contraire, dire oui ou non, partir ou rester, essayer de se battre ou se laisser abattre. Opter pour un objet plutôt qu’un autre, c’est faire le deuil de ce dernier, assumer que notre existence se poursuivra sans lui. Pour plusieurs personnes (une majorité ?), faire des choix est une épreuve difficile pour cette exacte raison : elles ont de la difficulté à accepter qu’on ne puisse pas avoir le beurre et l’argent du beurre, comme le dit le vieux dicton de maman qui a toujours raison et qui fait donc chier. J’ignore si le syndrome du « j’ai-peur-de-tout-rater-de-me-tromper-de-prendre-la-mauvaise-décision-et-de-passer-à-côté-d’une-grande-occasion » est typique de notre époque, nourri entre autres par les réseaux sociaux et autres applications disponibles sur nos téléphones intelligents, mais je l’observe fréquemment – chez moi la première.


J’ai peur de choisir. Une fois que le choix est fait, je l’assume généralement très bien ; je ne suis pas du genre à entretenir des tonnes de regrets. Ce n’est donc pas le « après » qui me pose problème, mais le « avant ». Les périodes précédant une prise de décisions en sont de grandes angoisses. Comme il nous faut faire des choix au quotidien, nul besoin de préciser que je vis perpétuellement dans une forme ou une autre d’anxiété…

Objectivement, je trouve moi-même cette peur ridicule, mais je n’y peux rien, elle est plus forte que moi et revient sans cesse. Comme n’importe quelle autre peur. Me demander d’arrêter d’angoisser au sujet du futur serait comme me demander d’arrêter d’avoir le vertige. J’aimerais ne pas craindre les hauteurs tout comme j’aimerais ne pas avoir le cerveau qui s’englue dans les scénarios catastrophes et les questionnements inutiles par rapport à demain et à la journée suivante, toutefois, à part vivre sous hypnose pour le reste de mes jours, j’ignore comment je pourrais bien y parvenir. 

Il y a deux mois environ, je suis allée chez l’ostéopathe et à la fin du traitement, elle m’avait dit un truc du genre : « C’est comme si une partie de ton corps allait dans une direction et que l’autre partie tirait en sens opposé. » Même mon corps vit le dilemme, le supporte, le métabolise, l’exprime. Bref, je suis loin de la zénitude.

Un de mes plus grands déchirements est de nature continentale : avec F., nous ignorons sur quel continent nous avons envie de nous établir. Nous sommes littéralement divisés entre le Québec et l’Italie, constamment en train de trouver des raisons pour nous établir d’un côté ou de l’autre de l'océan, contredisant nous-mêmes nos propres arguments chaque deux semaines. Nous savons pertinemment qu’il n’existe pas d’endroit parfait, que le pays idéal est, par définition, inaccessible ; nous désirons simplement poser nos pénates dans le lieu qui nous convienne le mieux, qui nous ressemble le plus. Comment prévoir où nous serons le plus heureux – ou le moins malheureux ? (Je n’aime pas trop les concepts de bonheur/malheur, mais je ne trouve pas de meilleurs termes pour expliquer l’idée.) Notre réflexion à ce sujet est un long combat entre la tête et le cœur. Car bien souvent, ce que nous dit la première entre en totale contradiction avec ce que réclame le second.

Il y a des jours où je me dis qu’il serait plus simple d’aller nous installer dans une tierce contrée : déjouer l’équation en ajoutant une variable tout à fait imprévisible. Du type déménager au Costa Rica, aller faire de l’aide humanitaire au Burkina Faso ou prendre un billet aller simple pour l’Australie. Ce dont je rêve, en fait, c’est d’une île au beau milieu de l’Atlantique, à équidistance entre Carpi et Lévis. Il me semble que seul ce paradis invisible sur les cartes nous permettrait d’atteindre l’équilibre véritable entre espoir et réalité, avenir et passé, ici et là-bas.


Peut-être me faudrait-il appliquer cette méthode à tous les dilemmes auxquels je suis confrontée : pâte ou pizza ? Omelette. Gauche ou droite ? Devant. Rose ou bleu ? Jaune. Contourner la peur de se tromper en empruntant un chemin qui n’apparaissait même pas dans les plans.




jeudi 21 mai 2015

Archambray: suite et fin



Permettez-moi de revenir sur le cas Renaud-Bray – après, je passe à un autre appel, promis. C’est que le dossier soulève tant de questionnements dans mon entourage que je me sens en devoir d’exposer certains faits.



Élément numéro UN, une anecdote :

En avril dernier, j’organisais une activité dans le cadre de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. J’ai apposé des affiches pour faire la promotion de ladite activité à quelques endroits stratégiques de la ville de Lévis. Comme je le mentionnais hier, dans ma ville, Renaud-Bray est une référence en matière de livres ; je me suis donc dit qu’il pourrait être pertinent de demander aux responsables de la succursale située non loin de chez moi si je pouvais accrocher une de mes affiches quelque part sur leur mur, puisque mon public cible devait se trouver en partie au sein de leur clientèle. J’étais au courant qu’il fallait généralement s’adresser directement à la maison-mère pour toute demande particulière, toutefois, je ne perdais rien à m’essayer malgré tout en posant la question directement à un employé de la succursale. La dame à qui j’ai parlé m’a, comme je m’y attendais, référée au formulaire de demande en ligne disponible sur le site Internet de la compagnie. Extrêmement gentille, elle a tout de même proposé de questionner sa gérante à ce sujet, simplement pour s’assurer que c’était bel et bien la marche à suivre et qu’il n’y avait pas d’exception possible. Résumé de la conversation :

     –   Madame ****, j’ai ici une cliente qui souhaiterait apposer une affiche pour faire la promotion de la JMLDA. Je l’ai référée au formulaire sur le site de Renaud-Bray, mais je me demandais si…
    –  Ça ne sert à rien de remplir le formulaire. La réponse sera non : Renaud-Bray ne souligne plus la Journée mondiale du livre.

Je répète : Renaud-Bray, qui se définit comme une librairie, ne souligne plus la Journée mondiale du livre. (Selon certaines sources, la chaîne célèbrerait cependant la Journée mondiale des chaussures.)


Élément numéro DEUX, une liste non exhaustive des différents prix littéraires qui ont été octroyés au cours des derniers mois :

Prix littéraire des collégiens : L’orangeraie, Larry Tremblay, Alto
Grand Prix du livre de Montréal : Le feu de mon père, Michael Delisle, Boréal
Prix des libraires : Ma vie rouge Kubrick, Simon Roy, Boréal
Grand Prix de la relève littéraire Archambault : La déesse des mouches à feu, Geneviève Pettersen, Le Quartanier
Prix Adrienne-Choquette : Avant d’éteindre, Sylvie Massicotte, L’instant même
Prix Émile-Nelligan : Ciseaux, Roxane Desjardins, Les herbes rouges
Prix Giller : Us Conductors, Sean Michaels, en traduction française chez Alto
Prix France-Québec : Le mur mitoyen, Catherine Leroux, Alto

Alto, Boréal, Le Quartanier, L’instant même et Les herbes rouges sont tous distribués par Dimedia. Je vous laisse faire vos déductions.

Élément numéro TROIS, une citation de notre ami Blaise :

L'acquisition d'Archambault permettra d'« assurer une plus grande vitalité à notre secteur d'activité et, par le fait même, à l'ensemble de la chaîne du livre ».



Question finale : quelqu’un peut m’expliquer la logique ?






mercredi 20 mai 2015

Archambray: pourquoi le milieu du livre est inquiet




Quelques personnes m'ont demandé de leur expliquer en quoi l'achat d'Archambault par Renaud-Bray était si catastrophique. Sans être une experte du sujet, je me propose d'exposer ici pourquoi cette transaction menace l'équilibre déjà fragile du milieu du livre québécois. Mon opinion est peu objective, mais je crois que les faits et les émotions peuvent parfois cohabiter. Aussi, si vous avez des choses à ajouter, n'hésitez pas. Je suis ouverte au débat, toutefois, je ne tolérerai aucune insulte, d'un côté comme de l'autre.

En gros:

Les librairies indépendantes peinent déjà à survivre - plusieurs d'entre elles ont dû fermer leurs portes au cours des dernières années. Elles doivent faire face à des monstres comme Amazon ou Costco. L'arrivée d'un nouveau géant (RB + Archambault = 40% des parts de marché) rendrait encore plus incertaine leur survie à moyen et à long terme. Or, ces librairies indépendantes sont essentielles pour préserver la richesse et la diversité de la littérature.

Le danger, c'est que RB risque d'étendre sa façon de faire aux 14 succursales d'Archambault et à archambault.ca, qu'il vient aussi d'acquérir. Aussi, le groupe aura davantage d'influence sur les prix puisque son pouvoir d'achat sera grandement augmenté. C'est le principe de la concurrence. Le monopole vient souvent avec une grande inflation. À l'inverse, si «Archambray» décide de faire des super soldes que les autres librairies ne sont pas capables d'accoter parce qu'elles n'ont pas du tout la même marge de manœuvre, ces dernières risquent de crever à court terme – on ne pourra pas blâmer les clients d'aller se procurer leurs livres 2$, 3$, 5$ moins cher ailleurs.

Par ailleurs, dans le contexte du conflit avec Dimedia, il est difficile de ne pas craindre une perte de représentation de la littérature québécoise dans un ensemble encore plus large de points de vente. Dimedia distribue 72 maisons d'édition québécoises et plus de 300 maisons européennes (http://www.dimedia.com/editeurs/) : depuis plus d'un an, tous leurs livres sont introuvables dans les Renaud-Bray, car on a dû cesser d'approvisionner le groupe, qui a décidé de modifier de manière unilatérale les ententes commerciales qui les liaient. Les deux partis ne se parlent plus et attendent de voir leur cause passer devant les tribunaux - ce qui pourrait prendre encore beaucoup de temps. En attendant, Renaud-Bray importerait illégalement des livres de maisons européennes (j'utilise le conditionnel puisque ce sont des allégations et que je ne suis pas là pour remplacer le tribunal). On m'a aussi dit que si vous demandiez un livre distribué par Dimedia dans un Renaud-Bray, disons «L'Angoisse du poisson rouge», on vous répondrait que celui-ci est «back order», ce qui reviendrait à faire croire aux clients que le livre n'est plus disponible nulle part. Or, jusqu'à tout récemment, vous pouviez acheter «L'Angoisse du poisson rouge» partout, sauf chez Renaud-Bray. La peur que plusieurs ont, c'est que ce livre et des milliers d'autres soient bientôt disponibles partout sauf chez RB et Archambault. Ça commence à faire beaucoup.

On pourrait se dire «ah, mais c'est une bonne chose, les gens vont donc se retourner vers leurs librairies indépendantes, qui deviendront des dépositaires exclusifs de ces livres» - ce serait bien naïf de notre part. En vérité, dans plusieurs régions, les Archambault et les Renaud-Bray sont les références en matière de livres. Lévis en est une, j'en sais quelque chose... Une minorité a le réflexe d'aller à la merveilleuse librairie Chouinard ou à la librairie Fournier, par exemple. Plusieurs gens pensent donc que la littérature québécoise se limite au petit stand dégarni qui trône au RB des Galeries Chagnon. Malheureusement, ces tablettes contiennent principalement des best-sellers et aucun livre dit «de fond».

Les librairies indépendantes ont pour mission de maintenir un fond de qualité, c'est-à-dire d'offrir à leur clientèle non seulement les nouveautés de l'heure, mais également des classiques, des livres rares, des romans publiés il y a 10, 15, 20 ans mais qui sont encore d'actualité, etc. La variété des oeuvres qu'on y retrouve n'a d'égale que la qualité du service qu'on y reçoit. Deux choses beaucoup plus difficiles à retrouver dans une succursale de grande chaîne. Attention, ici, je ne blâme absolument pas les libraires qui sont à l'emploi de RB ou Archambault: ces personnes font du mieux qu'elles peuvent dans le contexte de travail qui est le leur. Ce que je décrie, c'est la logique purement mercantile qui guide les choix des Blaise Renaud de ce monde. Pour le PDG de Renaud-Bray, vendre des livres, ça revient à vendre des souliers. Et ça, ce n'est pas mon opinion: je cite le monsieur. À ce titre, je vous invite tous à lire le portrait de l'homme qu'a dressé Noémie Mercier dans L'actualité de novembre dernier (http://www.lactualite.com/culture/le-libraire-rebelle/).

La question est complexe, profonde et implique tous les acteurs de la chaîne du livre - de l'écrivain à l'éditeur, en passant par les bibliothèques (qui sont tenues de se procurer leurs livres dans des librairies agréées), les distributeurs et les librairies indépendantes. Il est clair que le milieu se doit de réfléchir à son avenir, cependant, une telle réflexion exige solidarité, écoute et ouverture. Trois termes qui ne semblent pas faire partie du vocabulaire de Blaise Renaud. Ce dernier cherche plutôt à forcer le milieu à fonctionner selon sa vision, d'où l'inquiétude qui règne en ce moment.