lundi 15 septembre 2014

Les parents-bacon



Tout le monde aime le bacon (même les végétaliens, qui se rabattent sur des succédanés faits à base de soya). C’est gras, c’est salé, ça réunit tout ce qu’il y a de plus mauvais pour la santé, et c’est justement pour cette raison qu’on trouve ça si bon. Quand on devient parent, on finit par apprécier ça un peu moins. Parce que le bacon se transforme alors en synonyme de crise incontrôlable.

On dit effectivement des enfants mécontents qui se couchent sur le sol en battant des bras et des jambes, tout en hurlant, qu’« ils font le bacon » – comme s’ils frétillaient dans une poêle bien chaude.

Hier, F. et moi avons eu droit au triple bacon. Nos triplées de deux-ans-presque-et-demi ont décidé qu’elles pétaient les plombs, les trois en même temps. Catastrophe.

Après une matinée dans un verger, où nous avions cueilli des pommes, flatté des chèvres et joué à cache-cache, nous avions décidé d’emmener notre ribambelle dîner chez McDonald’s (oui, oui, nous sommes de mauvais parents au point où nous faisons parfois manger à nos enfants des croquettes de poulet faites à partir d’une substance rosâtre s’apparentant à tout sauf à de la viande), et pour nous récompenser de vouloir leur faire plaisir, elles se sont étalées de tout leur long sur le plancher du restaurant. Qui était plein, bien évidemment.

Tous les yeux étaient tournés vers nous. Chaque individu présent sur place avait l’air de se demander « Comment ces deux parents vont-ils gérer la chose ? » Dans le regard de certains, j’ai cru pouvoir lire l’envie de nous voir exploser à notre tour. Je suis convaincue que secrètement, plusieurs personnes souhaitaient nous voir perdre le contrôle et gueuler comme des perdus contre nos enfants pas sortables. Malheureusement pour eux, ce n’est pas ce qui est arrivé. Nous avons plutôt dignement pris nos cliques et nos claques, sans élever la voix ou la main. Nous avons calmement rembarqué la marmaille dans la minivan, tout en soulignant que c’était la dernière fois avant un méchant bout de temps qu’elles mettaient les pieds dans un McDo.

Par contre, une fois les portes coulissantes de la voiture refermées, je ne vous dis pas que je ne les ai pas engueulées comme des McFilets de poisson pourris, ces enfants qui m’ont donné honte comme jamais dans ma vie. Je leur ai inutilement mentionné que plus jamais nous ne referions d’activités avec elles, tant et aussi longtemps qu’elles n’auraient pas l’argent pour se les payer elles-mêmes, leurs maudites sorties. Bien évidemment, je ne parviendrai jamais à tenir cette promesse en l’air. Dès la semaine prochaine, nous risquons de nous faire avoir de nouveau en les traînant aux Galeries de la Capitale ou dans je ne sais plus quel autre endroit si attrayant pour les jeunes familles. Parce que lesdites jeunes familles sont les premières victimes de la fameuse société des loisirs.

On aime nous laisser croire que si nous n’amenons jamais nos enfants au parc d’attractions, au musée, au cinéma, aux quilles, dans les festivals, au zoo, à d’Arbre en Arbre, au Village-Vacances-Valcartier-où-une-journée-ce-n’est-pas-assez, les pauvres seront malheureux et auront probablement besoin d’une psychanalyse rendus à l’âge adulte.

Mon chum et moi, nous sommes les premiers à courir les festivités, à vouloir inscrire nos enfants à des cours et à leur faire voir du pays. Hyperactifs de nature, nous avons de la difficulté à tenir en place et malgré la fatigue, nous sommes incapables de nous retenir de virailler sans cesse à droite et à gauche. Comme si c’était notre manière de prouver que le fait d’avoir eu des triplées ne nous empêchait pas de vivre. « C’est pas trois bambins au prise avec leur terrible two qui vont nous ralentir ». Des fois, je nous trouve cool de penser ainsi. Puis d’autres fois, je nous trouve cons en sapristi.

Impossible de nous arrêter deux minutes. Finalement, le bacon, c’est nous autres. Deux belles tranches bien grasses qui sautillent à qui mieux-mieux.

Il y a bien des fins de semaine où nous nous disons « Bon, aujourd’hui, d’la marde, on prend ça relaxe. » C’est exactement dans ces moments-là qu’on finit par en faire le plus. Sous prétexte que nous sommes restés en pyjamas tout l’avant-midi, nous avons l’impression d’avoir paressé ; en vérité, nous avons plutôt profité de ce trou dans notre horaire pour passer la balayeuse à la grandeur de la maison, ranger la salle de jeux, préparer les repas pour les trois jours suivants, nettoyer la salle bains et plier quatre brassées de linge. Le seul instant où nous nous sommes véritablement arrêtés, c’était pour aller aux toilettes – parce que deux bols de café, ça vous rend les intestins productifs.

Peut-être qu’en faisant le triple bacon hier, nos filles tentaient simplement de nous envoyer un message ? « Hey, les parents, calmez-vous donc le pompon ! Pourquoi on irait pas dîner tranquille à la maison à la place ? On passe notre temps à courailler, me semble qu’on serait dus pour décompresser. »

En bout de ligne, nous avons mangé un humble restant de pâtes et joué à Monsieur Patate une partie de l’après-midi. Et si c’était ça, au final, une vie de famille épanouie ?






mardi 2 septembre 2014

Ceci n'est pas un blogue de bouffe



Ceux qui me connaissent le savent : j’adore manger. Et manger bien. J’adore cuisiner aussi. Je peux sans problème passer une journée derrière les fourneaux. Voire deux ou trois, quand vient le temps de faire des réserves à l’automne, par exemple. J’ai cette passion pour la nourriture depuis toujours. Elle me vient de mon père, qui l’a lui même héritée de ma grand-mère. Je parle beaucoup de bouffe – particulièrement quand je suis déjà en train de manger. J’en parle aussi beaucoup dans mes livres, surtout dans L’angoisse du poisson rouge (vous pourrez aller vérifier par vous-mêmes dès demain, puisqu’il sortira enfin en librairies ! En attendant, je vous sers un extrait tiré du chapitre qui s’intitule, justement, L’eau à la bouche).

« [Sergio] passait ses journées à mimer le geste de tartiner de la marmellata sur un bout de pain à peine sorti du four, à s’imaginer des casseroles pleines de ragù, à caresser des prosciutti imaginaires. Sa mère faisait de si bonnes frittate, et que dire de ses gnocco fritto, sans parler de ses fameux spaghetti alle vongole ; impossible pour Sergio de désigner ce qu’il préférait entre tous ces plats et ce qu’il avait le plus hâte de manger à nouveau.

Trop de choses lui avaient manqué dans les dernières années pour qu’il soit en mesure de désirer l’une d’elles en particulier. Il les voulait toutes. » (L’angoisse du poisson rouge, p. 231)


Le rapport qu’on entretient avec la nourriture en dit beaucoup sur ce qu’on est, je crois. (Je n’aurais jamais sorti avec un gars capricieux qui n’aime pas le fromage de chèvre, qui déteste les fruits de mer et qui hait les olives. J’aurais été trop malheureuse avec lui, c’est sûr.) Oui, j’attache beaucoup d’importance à ce genre de détails. Parce que ça révèle autre chose. Tout comme l’explosion de blogues à vocation culinaire, la multiplication de sites de recettes, et l’apparition incessante d’images de bouffe dans mes fils d’actualité sur les réseaux sociaux en disent très long sur notre société.

Je ne juge absolument pas ceux qui fréquentent ces blogues, entretiennent ces sites ou participent à la prolifération du food porn. Je comprends très bien pourquoi et comment on peut devenir foodie – j’en suis probablement une qui ne s’assume pas ! J’ai plusieurs amis qui s’adonnent à la critique de restaurants dans leur temps libre ou qui partagent leurs coups de cœur culinaires avec leurs connaissances Facebook. Je les aime, ces amis. Et leurs recettes me font généralement baver. Mais cela n’empêche pas que je ressens un profond malaise face à notre comportement culinaire.

J’ai l’impression qu’on est tous rendus avec un trouble alimentaire compulsif.

C’est un trouble qui paraît bien, qui n’a pas l’apparence d’un problème et qui se défend facilement en société puisque ses symptômes sont plutôt « sympathiques » - incapacité de ne pas s’exclamer devant une assiette parfaitement montée aux couleurs appétissantes et au fumet ravissant, tendance maniaque à toujours bien présenter ses repas, mêmes ceux du mercredi soir avalés en tête à tête avec soi-même, difficulté à manger autre chose que des aliments bio ou du moins, locaux, problèmes digestifs liés à l’ingurgitation d’aliments de qualité moindre, palais capricieux qui ne prend plus aucun plaisir à se rendre dans des restaurants qui n’ont pas obtenu un minimum de 4 étoiles dans le Guide resto Voir, etc. Je souffre moi-même de tous ces maux. Cela m’embête au point où je refuse de me lancer dans la vague foodie à corps perdu, sans me poser de questions.

J’évite, autant que faire se peut, de publier des statuts ou des photos qui concernent tout ce qui rentre dans ma bouche ou dans celles de mes enfants. Je triche parfois à ma propre règle, emportée par l’exaltation du moment et la jubilation de mes papilles – j’ai triché hier, j’ai mis une photo de ma ratatouille sur Instragram, je la trouvais vraiment trop appétissante pis j’étais donc ben fière de la montrer à la terre entière. Mais pourquoi m’être imposée cette règle ? Pourquoi refuser de participer au party ? Parce que, je le répète, il y a quelque chose qui me rend profondément inconfortable dans toute cette histoire.

Quoi exactement ? Je l’ignore. Je réfléchis en même temps que j’écris. En fait, j’éprouve le même malaise vis-à-vis les photos de bouffe que celui que j’éprouve devant l’avalanche de selfie

Nous passons notre temps à nous mettre en scène sur les réseaux sociaux, à essayer de nous faire voir sous notre plus beau jour (moi la première, hein, faut pas croire que je suis au-dessus de tout ça), or, cette fictionnalisation de notre quotidien ne fait qu’altérer notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Quelles relations peuvent encore prétendre être authentiques dans ce monde qui se construit à grands coups de tweet et d’événements Facebook ? Qu’espère-t-on se faire répondre lorsqu’on met en ligne un cliché de notre souper ? « Wow, Mélissa, t’es vraiment hot, ta ratatouille a l’air débile, tu dois vraiment être une personne extraordinaire pour avoir réussi à cuisiner une telle œuvre d’art » ? Clairement, ce que nous recherchons, c’est l’approbation d’autrui, et un peu beaucoup d’amour, aussi. On veut des like. On veut du feedback. On veut se sentir moins tu-seul.

Parce qu’il n’y a rien de plus triste qu’un repas engouffré en solitaire, sur le coin d’une table, entouré de son ordinateur portable et de son téléphone intelligent. Pourtant, on le fait tous. Parfois, souvent, tous les jours, ça dépend. Mais on le fait. Parce que notre mode de vie nous l’impose. Parce que ça ne se fait plus, on dirait, débarquer à l’improviste chez les gens, bouteille de vin à la main, et lancer : « J’étais toute seule ce soir, ça m’ennuyait ; n’y aurait-il pas une place pour moi à ta table ? » Peut-être que ça ne s’est jamais fait. Peut-être que j’ai une vision beaucoup trop romantique de ce que l’humain a jadis été. Mais en tout cas, je m’inquiète pas mal de ce qu’il est en train de devenir. Pis les photos de tartares sur Instagram, pis les selfie de nos grosses faces en train de se bourrer de tartare, j’imagine que c’est juste une image, une illustration parmi tant d’autres de ce en quoi nous sommes en train de nous transformer.

Des animaux tellement intelligents qu’ils sont capables de vous inventer cent manières de servir du poulet, toutes plus succulentes les unes que les autres, mais qui ignorent comment on tue une volaille et qui ne seraient pas prêts à tordre le cou de la bête eux-mêmes avant de pouvoir la dévorer.

À la fameuse question « L’œuf ou la poule ? », je réponds donc « le poulet ». C’est le poulet, le début de toute. Le jour où nous reprendrons contact avec ce qu’il y a dans notre assiette (contact qui ne passe pas par les réseaux sociaux, il va sans dire) et où nous serons en mesure de nommer la provenance exacte de chacun des aliments que nous mangeons, ce jour-là, oui, je pense que nous pourrons affirmer haut et fort que nous avons compris le sens de la vie.