Comme
nous venons en Italie une fois par année, de séjour en séjour, je suis à même de
constater ce qui a changé au fil des mois. En un an, les us et coutumes
évoluent, des commerces ferment, d’autres ouvrent leurs portes, des habitudes
se perdent, de nouvelles manies se développent. On remarque peu tous ces
changements lorsqu’ils s’opèrent dans le lieu qu’on habite quotidiennement,
puisqu’ils se font lentement, subtilement; ils nous sautent davantage au visage
lorsqu’on rentre au bercail après une longue période d’absence. On est alors
frappé par l’originalité et l’aspect pratique de quelques réalités nouvelles,
tandis que la violence et l’absurdité d’autres façons de faire nous percutent
de plein fouet.
À peine
venais-je de mettre les pieds à Carpi que j’ai remarqué une chose
étrange : nous étions arrêtés en voiture à un feu rouge et à ma droite,
j’ai vu deux voitures ignorer délibérément le STOP qui les obligeait à
s’arrêter. Ce n’était pas un cédez-le-passage, mais bien un arrêt
– vous savez, ce panneau de forme octogonale, rouge vif, avec des lettres
blanches écrites en majuscules?! Non seulement les deux conducteurs ne se sont
pas arrêtés, mais ils ont à peine ralenti. Le plus étonnant, c’était que la
première voiture était conduite par une principiante,
c’est-à-dire une apprentie (en Italie, les apprentis conducteurs sont faciles à
repérer puisqu’un énorme « P » est affiché dans la vitre arrière de
leur automobile). C’est donc dire que même les jeunes qui n’ont pas encore leur
permis et qui, normalement, devraient avoir frais en mémoire le Code de la
route, ne respectent pas ce dernier. Ils suivent simplement l’exemple des
conducteurs aguerris qui eux, n’en ont rien à cirer des règles et des panneaux
de signalisation.
J’ai
appris à conduire en Italie (on se rappelle à quel point ça
a été compliqué pour moi d’obtenir mon permis québécois lorsque je suis
rentrée au pays!) et j’ai souvent été derrière le volant sur les routes
italiennes; je sais pertinemment que les automobilistes italiens ont toujours
eu la réputation d’être téméraires et peu respectueux, mais là, il semble que
la situation ait atteint des proportions invraisemblables. Pourtant, les lois
sont de plus en plus sévères et les « punitions », toujours plus
coercitives. Par exemple, dorénavant, un conducteur qui en tue un autre dans un
accident est poursuivi au criminel et risque de croupir derrière les barreaux
pendant des années. Qu’à cela ne tienne : les gens continuent de texter au
volant et d’avoir le pied lourd sur l’accélérateur.
Mon
beau-père me racontait également que pour conduire librement sans se soucier
des contraventions qu’ils pourraient
recevoir, certains automobilistes se rendent dans les Balkans, entre autres en
Bulgarie, pour y faire immatriculer leur voiture. Ne me demandez pas comment
ils procèdent exactement, mais ils parviennent à obtenir leurs papiers dans ce
pays dont ils ne sont ni citoyens ni résidents. La Bulgarie faisant partie de
l’Union européenne, ce stratagème n’est apparemment pas si complexe à réaliser.
Résultat : lorsqu’on leur colle un ticket pour excès de vitesse ou
n’importe quelle autre infraction, ce dernier est envoyé en Bulgarie. Ils n’en
voient jamais la couleur et ne payent évidemment jamais les amendes qui leur
sont associées. Ils s’en contrefichent carrément.
Quand
vient le temps d’expliquer pourquoi une certaine proportion de la population
italienne a développé une forme exacerbée de je-m’en-foutisme, on se doit
d’analyser la situation du pays dans son ensemble, et pas seulement par rapport
à son Code de la route… L’Italie, à l’instar de la Grèce, ne s’est jamais
remise de la crise économique de 2008. Pendant qu’au
Canada on augmente le taux directeur sous prétexte que l’économie va bien,
ici, dans la République italienne, on cherche de peine et de misère à se garder
la tête hors de l’eau. Si les économistes italiens observent une légère amélioration
dans leurs tableaux pleins de chiffres, la vérité, c’est que dès
que les affaires semblent vouloir reprendre, le gouvernement augmente le
fardeau fiscal des contribuables. En réalité, la capacité de payer des
citoyens reste donc au beau fixe. En Italie, le taux
de chômage est actuellement de 12% dans la population en général, mais de
34% chez les jeunes de moins de 25 ans. En parallèle, l’État, qui n’arrive pas à venir en
aide à ses propres citoyens, doit déployer des moyens extraordinaires pour
rescaper les milliers d’arrivants illégaux qui cherchent à mettre les pieds en
Europe en transigeant par la Sicile. Depuis le 1er janvier 2017, ce
sont 85 000 personnes qui ont été secourues en mer par les autorités
italiennes. Pendant ce temps, le
reste de l’Europe propose peu de solutions. Les Italiens vivent donc avec
un profond sentiment d’abandon et ne voient pas quand ni comment cette crise va
se régler.
Quel
est le rapport avec le fait que les Italiens conduisent de plus en plus mal? Eh
bien, quand on a le sentiment que nos gouvernements ne peuvent plus rien pour
nous, que la société est en perdition et que c’est la loi du plus fort qui
prévaut, voilà ce qu’on fait : on s’arrange pour être le plus fort. On
fait ce que bon nous semble quand bon nous semble, parce que de toute façon,
les personnes qu’on a mandatées pour prendre soin du bien commun et assurer
l’harmonie sociale ne sont vraisemblablement pas en mesure de remplir leurs
devoirs. Il semble qu’elles ne font que prendre toujours plus d’argent dans nos
poches sans nous donner davantage de services. Aucune amélioration n’est
observée à aucun niveau. Ça fait que leurs règlements, leur ci, leur ça, ils
peuvent bien se les foutre là où vous pensez. Dorénavant, ce sera chacun pour
soi. Et aux prochaines élections, on votera pour la Ligue du Nord (parti nationaliste et
xénophobe) et le Mouvement 5 étoiles (antisystème et hostile à
l'immigration).
Ça,
c’est ce qui se passe dans la tête de l’Italien moyen (et qui n’est pas si loin,
quand on y pense, de ce que croit le Québécois lambda, dans une moindre
mesure). Et dans la tête de la vacancière-humaniste que je suis, le désespoir
commence à s’installer. Quel avenir nous attend si en tant que peuples, nous ne
croyons plus dans les institutions dont nous nous sommes dotés?