lundi 26 décembre 2011

La fête des vieux enfants


Avant même que j’aie eu le temps de me rendre compte que nous y étions, Noël était déjà derrière nous. Mon premier Noël à l’étranger. J’avais déjà passé mon anniversaire, la Nouvelle Année, Pâques et je ne sais plus quelle autre fête loin de chez moi, mais Noël, jamais. Je me suis rendue compte à quel point j’associais cette fête à la famille. Aux petites traditions bien de chez nous, à des détails insignifiants mais qui, au final, constituent tout le plaisir de cette fête, comme j’en parlais un peu ici. Les miens m’ont manqué. La neige m’a manqué. Le ragoût de pattes de cochon, les bean maison de mon père, la tourtière, les atacas, les biscuits frigidaires, le sucre à la crème, la salade de macaroni froid et la bûche à la crème glacée m’ont manqué. Je ne suis pas une grande consommatrice de cuisine québécoise traditionnelle, mais dans le temps des Fêtes, c’est un passage obligé !

En Italie, la cuisine traditionnelle se mange 365 jours sur 365 et le repas de Noël n’offre pas beaucoup de surprises aux palais en quête de diversité. Dépendant des villes et des familles, le menu de base variera, mais de façon générale, dans le Nord, on mange des cappelletti in brodo, des lasagnes ou des tortelli di zucca (servi avec du vinaigre balsamique et de la pancetta ou tout simplement avec du beurre et du parmesan), suivis d’un plat de viande ou de charcuteries ou, encore mieux, du carrello dei bolliti (littéralement « carrousel des viandes bouillies » – quand vous choisissez ce plat typique de la région de Modène, le chef ou le serveur se présentent à vous avec son chariot rempli de viande et son gros couteau et vous demandent ce qu’il peuvent vous servir entre du cotechino, du zampone (pied de porc farci), de la langue (de veau), la testina (toutes les parties « molles » de la tête du veau (mais pas le cerveau), broyées et mélangées), ou de la dinde. Pour accompagner le tout, on vous offre de la purée de pomme de terre ainsi que de la mostarda, de la salsa verde et de la salsa giardiniera (légumes hachés très fins au goût aigre-doux). On complète le tout avec un dessert, soit una torta di gelato ou un morceau de panettone, un café bien serré, et quelques alcools forts, pour bien digérer ce festin anti-régime.

Hier midi, nous sommes allés au restaurant avec quelques membres de la famille Gualdi-Malavasi et pratiquement tout le monde autour de la table a mangé ce que je vous ai décrit plus haut. Sauf moi. J’ai fait ma rebelle. Je me suis pris un plat de maccheroni al pettine con sugo di coniglio (type de maccheroni aux œufs à la sauce au lapin) et comme je n’avais pas particulièrement envie de viande, j’ai opté pour un Alpino con funghi (une sorte de fromage de brebis fait dans les montagnes, fondu et accompagné de bolets). Je croyais avoir fait là un choix plus « santé », mais je me trompais : le serveur m’est arrivé avec une tomme de fromage complète, bien grasse et bien huileuse. C’était affreusement cochon – je n’ai pas pu tout avaler.

Nous sommes allés manger le dessert chez Marinella, une des tantes de F. qui, malheureusement, ne pouvait pas quitter la maison car son mari, Massimo, a 93 ans, est malade et ne bouge pratiquement plus. Nous les avons donc rejoints pour prendre le café, la torta di gelato et le limoncello et pour faire notre échange de cadeaux. Les quelques heures que nous avons passées là auraient facilement pu constituer une scène d’un film de Woody Allen, comme l’a si bien fait remarqué la sœur de ma belle-mère…

Pendant que Massimo dormait dans son lit, qui trône depuis plusieurs mois au milieu du salon – il ne s’est jamais rendu compte que huit personnes étaient rentrées chez lui pour fêter Noël –, Luisa, la grand-mère de F. (qui a 86 ans et qui en perd parfois des bouts), faisait des commentaires du genre « Moi je vais mourir bientôt » et la Rosina, la mère de l’oncle de F., qui a quelque chose comme 90 ans, qui a une énergie absolument étonnante et qui se déplace avec une fluidité de mouvement surprenante, passait son temps à dire à Marinella « Regarde, Massimo bouge, je crois qu’il veut quelque chose », et Marinella de lui répondre chaque fois « Je sais, je sais, ne t’en fais pas, il est toujours comme ça. » Raconté comme cela, ça peut sembler anodin et plus ou moins comique, mais je vous jure, passer Noël avec une gang de petits vieux, italiens de surcroît, c’est vraiment divertissant. Légèrement triste et absurde, mais surtout très drôle. C’est comme passer Noël avec des enfants, mais avec une intense dose d’ironie. Noël, la fête des vieux enfants. 

Marinella a offert un livre sur l’histoire de Carpi à Luisa, dans lequel il y avait deux ou trois clichés sur lesquels elle et son défunt mari apparaissaient. Des photos prises dans les années 50, alors que Luisa et Sergio étaient jeunes, fringants et qu’ils avaient la vie devant eux. Quand Marinella a montré à Luisa les photos sur lesquelles elle figurait, elle ne s’est pas reconnue. Ce visage ne lui disait rien. Nous lui avons expliqué qu’il s’agissait d’elle, alors qu’elle était enceinte de la mère de F., mais cela n’a provoqué aucune émotion chez elle. À peine a-t-elle lâché un « Eh ben. » Le passé n’existe plus vraiment pour elle. Elle ne voit que l’avenir. Et pour elle, l’avenir, c’est mourir. Elle est réaliste, c’est tout.

À la fin de l’après-midi, alors que chacun s’apprêtait à retourner chez soi, Massimo était un peu plus agité. Tandis que nous enfilions nos foulards et nos manteaux, lui, de ses mains frêles, couvertes de taches brunes et de veines bleues, tentait d’ôter ses pantalons. Probablement avait-il rempli sa couche et désirait-il signaler qu’il était temps de la changer. Or, à ce moment précis, Marinella était occupée à accueillir deux de ses amis qui venaient à leur tour lui tenir compagnie pour quelques heures. Nous avons tenté de convaincre Massimo qu’il valait mieux garder ses pantalons encore quelques minutes, mais essayer de faire comprendre quelque chose à un vieil homme de 93 ans qui n’a plus toute sa tête, c’est pire que de s’obstiner avec un enfant de 3 ans qui répond non à tout ce que vous lui dites. C’est donc les culottes baissées que Massimo nous a salués. Sa manière de nous souhaiter Joyeux Noël et de nous dire merci d’être passés.

Tout cela aurait pu nous donner envie de pleurer, mais au contraire, tout le monde rigolait. Parce que tout le monde sait que c’est ce qui l’attend – s’il est chanceux et que le destin lui permet de vivre aussi longtemps. Chanceux. Le mot est-il approprié ? Je l’ignore. Est-ce une chance de finir ses jours avec une couche sur les fesses, couchés dans un lit à longueur de journée, incapable de faire quoi que ce soit par soi-même ? La question se pose. La chance, à tout le moins, c’est de vivre cette agonie entouré de gens qui nous aiment, qui s’occupent de nous et qui sont prêts à sacrifier une partie de ce qui leur reste de vie « non agonique » pour nous accompagner jusqu’à ce dernier souffle qui tarde à s’expirer.

En Italie, les maisons pour personnes âgées ne sont pas très populaires. Les gens vieillissent et meurent chez eux, à la maison, avec leur famille, leurs meubles, leurs souvenirs, dans leur chambre. On ne « place » pas les vieillards, on prend soin d’eux ou, à défaut de pouvoir le faire soi-même, on engage une badante (auxiliaire de vie) venue de la Moldavie pour le faire à notre place. À Carpi, il existe bel et bien une maison de retraite où certaines personnes âgées sont envoyées, après un séjour à l’hôpital bien souvent, mais la rumeur veut que tous ceux qui vont là-bas n’en ressortent jamais et ne durent pas plus de deux semaines… Un homme a besoin de sa maison pour vieillir, pour vivre sa vie jusqu’au bout. Si on le déloge de chez lui, il finira par se laisser mourir, déraciné, sans repères, vidé de lui-même. La maison n’est pas qu’un lieu physique ; c’est un endroit à l’intérieur de soi-même, où l’on se sent bien, où l’on se sent aimé et en sécurité. La maison, ce sont les gens que nous chérissons.

En ce Noël 2011, je me suis sentie loin de la maison. Heureusement, F. est pour moi une petite maison portative. Peu importe où je suis, s’il est avec moi, je ne me sens jamais complètement dépaysée. Notre amour m’abrite en tout lieu.


2 commentaires:

  1. Tu ne me reconnais peut-être pas, mais j'étais avec toi en musique au secondaire. J'étais taciturne, personne ne savait qui j'étais. Mais bon. Je crois que c'est la vie! J'ai maintenant deux enfants et je suis comblée. C'est gratifiant. :) Je ne peux que souhaiter mieux! Tranche de vie... (Et je te souhaite même bonheur! C'était le message)
    J'adore lire ton blogue. Je le lis depuis le début. Je suis une des personnes qui n'osent pas t'écrire. Je me contente de te lire.
    J'adore.
    J'avais une bouteille d'huile d'olive dans mon armoire (okay, le cliché, je sais), et quand j'ai lu l'étiquette (même pas, elle me faisait face comme si elle était fière de sa "shot") ...Modena. Ah ben. Mélissa n'est pas loin. J'ai comme eu un petit sourire en coin. Petit sourire qui espère que tout va bien là-bas, si tu es heureuse en Italie. :)
    Tout le bonheur que tu mérites! Congratulazione! (En espérant avoir le bon orthographe! ) ;)
    Sandra Pelletier

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  2. Salut Sandra!

    Tu sais quoi, je te reconnais très bien. Tu ne prenais effectivement pas beaucoup de place au secondaire (contrairement à une certaine Mélissa Verreault, rouquine légèrement exubérante!), mais je me rappelle tout de même de ton visage et de ta présence, n'en doute pas :)
    Merci pour ton message, tu m'as également fait sourire avec ton anecdote d'huile d'olive! Ça me touche de voir que des gens pensent à moi, à l'autre bout du monde. Je suis très heureuse en Italie, cependant, je rentrerai au Québec sous peu, pour des raisons que je m'apprête à expliquer dans le prochain billet... Mystère!

    Au plaisir!

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