mercredi 7 septembre 2011

Faire de ses mains


Être loin de chez soi est généralement l’occasion de prendre du recul, de réfléchir à sa vie, à ce qu’on souhaite en faire. La distance nous permet de « voir » notre existence ; nous devenons en mesure de la poser comme un objet extérieur à nous, de l’observer et de la questionner sans tout de suite tomber dans l’émotivité. Notre nouvelle perspective nous permet une certaine objectivité par rapport à nous-mêmes.

Cela fera bientôt deux mois que je suis en Europe et voilà que j’entre peu à peu dans cette phase de réflexion objective. Je pense à ma vie à Montréal non plus avec nostalgie, mais plutôt en ayant en tête la question suivante : cette vie me convenait-elle ? En majeure partie, oui. J’étais loin d’être malheureuse dans mon Rosemont–Petite-Patrie adoré, ce n’est pas pour cause d’impossibilité du bonheur que je l’ai quitté, or, comme à la plupart d’entre nous, il me manquait quelque chose. Un sens. Ma vie était éparpillée et je n’arrivais pas à lui donner une direction – temporaire du moins, car il va sans dire que tout chemin ne peut être parcouru qu’avec cette idée bien présente en tête : le voyage ne sera jamais celui qu’on croyait.

De ma nouvelle demeure italienne, le sens, je ne le vois pas davantage, pas pour l’instant, par contre, je commence à comprendre quelles voies je ne veux pas emprunter. Peu à peu, je fais du ménage et des choix. Je ne m’aventurerai pas tout de suite à parler des décisions que j’ai prises, au cas où je reviendrais sur celles-ci (c’est quand même une de mes caractéristiques principales en tant que balance ascendante balance : je suis plutôt ambivalente et loin d’être folle, car je change constamment d’idée!), sauf que je peux tout de suite vous dire que la nouvelle perspective avec laquelle j’aborde l’avenir me rend plus zen. J’observe mes compatriotes italiens et je ressens moins de pression par rapport à ce que devrait être mon existence.

L’Italie est un pays où les traditions sont encore très présentes, comme je l’ai mentionné à quelques reprises dans mes billets précédents, et le fait d’être en contact avec une société qui prend le temps de vivre, qui suit davantage les rythmes naturels du corps et de la terre, qui valorise le travail manuel et les métiers plus artisanaux, cela m’a fait réaliser à quel point ce à quoi j’avais tendance à accorder de l’importance en avait finalement peu ou prou.

Ici, être caissière dans une épicerie où commis dans une boutique de vêtements n’est pas seulement un emploi étudiant : c’est un métier. Il n’y a aucune honte à n’être « que » serveur dans un café ou bandante (auxiliaire de vie). Ici, les aînés (pas tous, mais une bonne partie d’entre eux) ne finissent par leurs jours dans les Résidences Soleil ou je ne sais plus quel autre mouroir pour personnes semi-autonomes et semi-vivantes ; ils demeurent dans leur maison et lorsqu’ils n’ont plus la capacité de s’occuper d’eux-mêmes adéquatement, la famille engage une de ces auxiliaire de vie (généralement roumaine ou polonaise) pour prendre soin du parent vieillissant. Cette auxiliaire finit par faire partie de la famille elle aussi. Ici, la famille a un sens beaucoup plus large que chez nous, elle n’est pas seulement « immédiate ». La famille, c’est le village dans lequel on vit. Tous se connaissent et sont au courant des détails les plus insignifiants sur la vie de leurs voisins. L’individualisme est chose pratiquement impossible. L’individu est d’abord et avant tout celui qui fait partie d’une communauté. Après, et seulement après, il devient un être unique et intime.

En d’autres termes, la conception de l’espace – privé/public, intérieur/extérieur, ville/campagne – est totalement différente. Il en va de même pour la conception du temps. Je suis d’une génération très technologique qui vit à cent miles à l’heure, qui est connectée jour et nuit via le téléphone, l’Internet, les réseaux sociaux, les webcams ; je suis d’un pays où la réussite s’est toujours évaluée en termes économiques, où les hautes études sont privilégiées mais où les intellectuels occupent pourtant peu d’espace dans la vie réelle. Aujourd’hui, je vis dans une contrée où tout est fermé l’après-midi et le dimanche, où les jeunes se promènent sur des vélos hollandais démunis de vitesse ; je vis dans un monde où la réussite est également d’abord et avant tout économique, mais où elle a aussi le parfum du bon vin et le goût des charcuteries faites maison. Un monde construit autrement, sur des fondations beaucoup plus solides – on ne refait pas l’Histoire, les Romains étaient là bien avant les colons canay’iens… Un monde où il est encore possible de vivre lentement. Et pas dans une banlieue.

Les banlieues n’existent pas ici. Certes, il y a ces zones périphériques aux grandes villes, remplies de loyers à prix modiques et d’immigrants, mais la banlieue « lavalloise » ou « lévisienne » est un concept qui reste à inventer – et qui le restera encore pour quelques siècles, je l’espère. Il y a la ville et il y a la campagne. L’une et l’autre se côtoient d’une manière surprenante, pour qui vient de la part américaine de l’Occident. Carpi est une ville – près de 70 000 habitants, soit plus ou moins la même densité de population que Drummondville – et j’habite à cinq minutes à pieds de son centre. Si je marche cinq minutes dans la direction opposée, je suis en campagne. Il y a des vignes, des poules, des dindes et des chats sans maître. Entre les deux, il n’y a pas de zone « tampon » – ce que sont les banlieues américaines –, de quartiers où toutes les maisons se ressemblent, où les terrains sont tous dotés de piscines et de cabanons, où le gazon est toujours vert en été et les garages de toile blancs toujours bien droits en hiver.

L’Italie est loin d’être parfaite, tout comme chez nous, plusieurs choses ne fonctionnent pas comme il le faudrait, la bureaucratie est aussi absurde ici sinon plus qu’au Canada, les fonds publics sont souvent utilisés à mauvais escient, cependant, malgré toutes ses imperfections, l’Italie a une qualité que je ne suis pas sûre que le pays d’où je viens possède : la résilience. Les temps sont durs, mais ce n’est pas une raison pour arrêter de célébrer. On coupe dans les dépenses, on modère ses ardeurs dans bien des domaines, mais pas dans celui de l’art de vivre. Le vin n’est pas cher et c’est pour une raison : le vin est essentiel. Un petit verre, juste pour dire, non pas pour s’enivrer, mais pour se détendre ; non pas pour oublier, mais pour mieux affronter. Se payer un verre de rouge au bar du coin après une journée de dur labeur, aller rejoindre les copains, piquer deux ou trois amuse-bouches dans le buffet gratuit offert aux clients, rigoler, potiner, payer la note, saluer le serveur, rentrer chez soi sur sa bicyclette de promenade, se cuisiner un plat de pâtes, regarder la fin du match de foot à la télévision et aller se coucher. La vie, dans cet ordre, semble moins pesante.

Voilà où j’en suis : à m’imprégner de la manière européenne, à la confronter à la façon de faire américaine, à évaluer les pour et les contre de chacune, et à tenter de trouver une vie entre les deux qui correspondrait à ma définition du bonheur. Pour qu’ensuite, de mes mains, je la fasse, cette vie, que je la façonne à mon image. Que je la bâtisse, quelque part au beau milieu de l’Atlantique, entre ce pays d’où je viens et celui où je vis. 

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