Être loin de chez soi est
généralement l’occasion de prendre du recul, de réfléchir à sa vie, à ce qu’on
souhaite en faire. La distance nous permet de « voir » notre
existence ; nous devenons en mesure de la poser comme un objet extérieur à
nous, de l’observer et de la questionner sans tout de suite tomber dans
l’émotivité. Notre nouvelle perspective nous permet une certaine objectivité
par rapport à nous-mêmes.
Cela fera bientôt deux mois que
je suis en Europe et voilà que j’entre peu à peu dans cette phase de réflexion
objective. Je pense à ma vie à Montréal non plus avec nostalgie, mais plutôt en
ayant en tête la question suivante : cette vie me convenait-elle ? En
majeure partie, oui. J’étais loin d’être malheureuse dans mon
Rosemont–Petite-Patrie adoré, ce n’est pas pour cause d’impossibilité du
bonheur que je l’ai quitté, or, comme à la plupart d’entre nous, il me manquait
quelque chose. Un sens. Ma vie était éparpillée et je n’arrivais pas à lui
donner une direction – temporaire du moins, car il va sans dire que tout chemin
ne peut être parcouru qu’avec cette idée bien présente en tête : le voyage
ne sera jamais celui qu’on croyait.
De ma nouvelle demeure italienne,
le sens, je ne le vois pas davantage, pas pour l’instant, par contre, je
commence à comprendre quelles voies je ne veux pas emprunter. Peu à peu, je fais du ménage et des choix. Je ne
m’aventurerai pas tout de suite à parler des décisions que j’ai prises, au cas
où je reviendrais sur celles-ci (c’est quand même une de mes caractéristiques principales
en tant que balance ascendante balance : je suis plutôt ambivalente et
loin d’être folle, car je change constamment d’idée!), sauf que je peux tout de
suite vous dire que la nouvelle perspective avec laquelle j’aborde l’avenir me
rend plus zen. J’observe mes compatriotes italiens et je ressens moins de
pression par rapport à ce que devrait
être mon existence.
L’Italie est un pays où les
traditions sont encore très présentes, comme je l’ai mentionné à quelques
reprises dans mes billets précédents, et le fait d’être en contact avec une
société qui prend le temps de vivre, qui suit davantage les rythmes naturels du
corps et de la terre, qui valorise le travail manuel et les métiers plus
artisanaux, cela m’a fait réaliser à quel point ce à quoi j’avais tendance à
accorder de l’importance en avait finalement peu ou prou.
Ici, être caissière dans une
épicerie où commis dans une boutique de vêtements n’est pas seulement un emploi
étudiant : c’est un métier. Il n’y a aucune honte à n’être
« que » serveur dans un café ou bandante
(auxiliaire de vie). Ici, les aînés (pas tous, mais une bonne partie d’entre
eux) ne finissent par leurs jours dans les Résidences Soleil ou je ne sais plus
quel autre mouroir pour personnes semi-autonomes et semi-vivantes ; ils demeurent
dans leur maison et lorsqu’ils n’ont plus la capacité de s’occuper d’eux-mêmes
adéquatement, la famille engage une de ces auxiliaire de vie (généralement
roumaine ou polonaise) pour prendre soin du parent vieillissant. Cette
auxiliaire finit par faire partie de la famille elle aussi. Ici, la famille a
un sens beaucoup plus large que chez nous, elle n’est pas seulement
« immédiate ». La famille, c’est le village dans lequel on vit. Tous
se connaissent et sont au courant des détails les plus insignifiants sur la vie
de leurs voisins. L’individualisme est chose pratiquement impossible.
L’individu est d’abord et avant tout celui qui fait partie d’une communauté.
Après, et seulement après, il devient un être unique et intime.
En d’autres termes, la conception
de l’espace – privé/public, intérieur/extérieur, ville/campagne – est
totalement différente. Il en va de même pour la conception du temps. Je suis
d’une génération très technologique qui vit à cent miles à l’heure, qui est
connectée jour et nuit via le téléphone, l’Internet, les réseaux sociaux, les
webcams ; je suis d’un pays où la réussite s’est toujours évaluée en
termes économiques, où les hautes études sont privilégiées mais où les
intellectuels occupent pourtant peu d’espace dans la vie réelle. Aujourd’hui,
je vis dans une contrée où tout est fermé l’après-midi et le dimanche, où les
jeunes se promènent sur des vélos
hollandais démunis de vitesse ; je vis dans un monde où la réussite
est également d’abord et avant tout économique, mais où elle a aussi le parfum
du bon vin et le goût des charcuteries faites maison. Un monde construit
autrement, sur des fondations beaucoup plus solides – on ne refait pas
l’Histoire, les Romains étaient là bien avant les colons canay’iens… Un monde
où il est encore possible de vivre lentement. Et pas dans une banlieue.
Les banlieues n’existent pas ici.
Certes, il y a ces zones périphériques aux grandes villes, remplies de loyers à
prix modiques et d’immigrants, mais la banlieue « lavalloise » ou
« lévisienne » est un concept qui reste à inventer – et qui le
restera encore pour quelques siècles, je l’espère. Il y a la ville et il y a la
campagne. L’une et l’autre se côtoient d’une manière surprenante, pour qui
vient de la part américaine de l’Occident. Carpi est une ville – près de 70 000
habitants, soit plus ou moins la même densité de population que Drummondville –
et j’habite à cinq minutes à pieds de son centre. Si je marche cinq minutes
dans la direction opposée, je suis en campagne. Il y a des vignes, des poules,
des dindes et des chats sans maître. Entre les deux, il n’y a pas de zone
« tampon » – ce que sont les banlieues américaines –, de quartiers où
toutes les maisons se ressemblent, où les terrains sont tous dotés de piscines
et de cabanons, où le gazon est toujours vert en été et les garages de toile
blancs toujours bien droits en hiver.
L’Italie est loin d’être
parfaite, tout comme chez nous, plusieurs choses ne fonctionnent pas comme il
le faudrait, la bureaucratie est aussi absurde ici sinon plus qu’au Canada, les
fonds publics sont souvent utilisés à mauvais escient, cependant, malgré toutes
ses imperfections, l’Italie a une qualité que je ne suis pas sûre que le pays
d’où je viens possède : la résilience. Les temps sont durs, mais ce n’est
pas une raison pour arrêter de célébrer. On coupe dans les dépenses, on modère
ses ardeurs dans bien des domaines, mais pas dans celui de l’art de vivre. Le
vin n’est pas cher et c’est pour une raison : le vin est essentiel. Un
petit verre, juste pour dire, non pas pour s’enivrer, mais pour se
détendre ; non pas pour oublier, mais pour mieux affronter. Se payer un
verre de rouge au bar du coin après une journée de dur labeur, aller rejoindre
les copains, piquer deux ou trois amuse-bouches dans le buffet gratuit offert
aux clients, rigoler, potiner, payer la note, saluer le serveur, rentrer chez
soi sur sa bicyclette de promenade, se cuisiner un plat de pâtes, regarder la
fin du match de foot à la télévision et aller se coucher. La vie, dans cet
ordre, semble moins pesante.
Voilà où j’en suis : à
m’imprégner de la manière européenne, à la confronter à la façon de faire
américaine, à évaluer les pour et les contre de chacune, et à tenter de trouver
une vie entre les deux qui correspondrait à ma définition du bonheur. Pour
qu’ensuite, de mes mains, je la fasse, cette vie, que je la façonne à mon image.
Que je la bâtisse, quelque part au beau milieu de l’Atlantique, entre ce pays
d’où je viens et celui où je vis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire