Je ne sais pas si j’ai peur de la
mort. J’éprouve certes un drôle de sentiment quand je pense à celle-ci, mais
j’ignore si l’on peut vraiment qualifier ce sentiment de peur. Ce serait plutôt
une ambiguïté, une hésitation, une curiosité. Je n’ai jamais réellement connu
la mort de près. Mes quatre grands-parents sont encore vivants, le reste de ma
famille est en santé, mes amis ont une bonne étoile comme la mienne, bref, la
vie bat son plein autour de moi et la mort m’apparaît encore comme une vague
possibilité, une finalité incertaine. Il faut mourir, vraiment ? Pourtant,
la vie est si forte. Il faut mourir ? Dommage. Je me plais bien ici, moi.
Depuis que je suis arrivée en
Italie, beaucoup de gens sont morts. Des inconnus, pour la plupart, mais aussi
des proches, dont le grand-père de F., bien sûr. Des stars, dont la pauvre Amy,
ce cher monsieur Jobs et l’infâme K., ainsi que d’illustres étrangers. La mort
rythme le quotidien. Les jours pourraient se compter en termes de décès. Dans le
monde, de faim seulement, meurent environ 24 000 personnes chaque jour. Une
heure équivaut à 3600 secondes et à mille morts.
On meurt. Partout. Au Québec, en
Chine, au Soudan, au Texas, à Cuba, en Argentine. Certains décèdent des suites
de bêtes accidents, d’autres d’une longue maladie ou d’une balle en plein
cœur ; d’autres encore ne font que dormir un peu plus fort, d’un sommeil
libérateur, au terme d’une existence bien remplie. Depuis le 31 octobre 2011,
la population de la Terre est évaluée à 7 milliards d’humains. Il existe donc
maintenant 7 milliards de façons de mourir.
Nous ignorons tous de quelle
manière nous quitterons ce monde. Cependant, nous avons le droit de rêver et de
souhaiter que celle-ci ne soit ni trop brutale ni trop lente et douloureuse.
Personnellement, j’espère mourir vieille. Très vieille. Quatre-vingt treize
ans, c’est mon objectif. Une de mes arrières grand-mères est morte à 92, alors
qu’une de mes grandes tantes est décédée à 101 ans. Je me permets donc de croire
que je porte en moi les gènes nécessaires pour mener une grande vie, aux
limites de l’infini.
J’espère avoir une mort à l’italienne. Pourquoi à l’italienne ? Parce que bien
qu’officiellement, l’espérance de vie soit la même pour les Canadiens et les
Italiens, j’ai l’impression qu’ici, il y a plus de vieux. Ils sont partout.
Dans les bars, au marché, en bicyclette. Tous les jours je croise des
vieillards de 75, 80, voire 85 ans, sur leur vélo et je m’étonne. Jamais je n’ai
vu ça chez nous. Des vieux Québécois en forme, il y en a (mon grand-père
faisait encore du jogging jusqu’à tout récemment et je crois qu’il marche
toujours 5 km quotidiennement), mais ils sont moins visibles. Moins téméraires
aussi, j’oserais dire. Les vieux Italiens ne semblent pas avoir peur de se
fracturer le bassin ou de se casser un poignet en tombant de leur monture.
Peut-être est-ce parce qu’ils en ont vu d’autres. La majorité d’entre eux ont
vécu la Deuxième Guerre mondiale, y ont participé, ont perdu des frères, des
enfants, des amis à cause d’elle. Alors ce n’est pas un petit tour en
bicyclette qui va les effrayer.
Mais ils ne sont pas éternels,
ces courageux vétérans – ils finissent par flancher, eux aussi. Ma belle-mère
se rend presque toutes les semaines au salon funéraire parce que les parents de
gens qu’elle connaît meurent. Lorsque l’un d’entre eux trépasse, quelques
heures plus tard à peine, on émet un avis de décès public, qui est apposé sur
les murs de certains édifices. Ces affiches décorent en permanence la piazza. On n’essaie pas de camoufler la
mort. On la diffuse, on s’y confronte. La mort n’est pas une honte, elle est un
dénouement inéluctable, aussi bien se l’avouer.
Mardi, 1er novembre,
c’était la fête des morts. Au Canada, nous ne la célébrons plus depuis
longtemps, lui préférant de loin la veillée qui précède : l’Halloween. On
se déguise en infirmière sexy ou en vampire déluré, on se saoule la gueule et
on vomit parce qu’on a ingurgité trop de Rockets.
On ne se rappelle même plus pourquoi on fait ça, d’où nous vient cette
tradition de sonner aux portes des voisins pour quémander des cochonneries. Ce
n’est ni Hershey ni Cadbury qui a inventé l’Halloween, contrairement à ce que
l’on pourrait penser lorsqu’on rentre dans un Jean-Coutu durant le mois
d’octobre. Triste blasphème. En Italie, on ne fête pas l’Halloween. (F. et moi
avons eu bien du mal à trouver des citrouilles. Nous avons finalement mis la
main sur deux spécimens que nous avons décorés lundi soir et que nous avons
illuminés à l’aide de lampions. Nous avons ensuite regardé leur feu se consumer
en écoutant Bettlejuice et en
mangeant des cupcakes à la citrouille.) L’Halloween est une fête nord-américaine. Les Italiens n’en ont cure. Seul compte le 1er
novembre, qui est un jour férié ici.
Le jour de la fête des morts, les
gens se rendent généralement au cimetière pour rendre visite à leurs proches
décédés. Ils leur apportent une offrande – des fleurs, un objet symbolique, une
lettre – et ils se recueillent devant leur tombe ou, plus fréquemment, devant
la niche où repose l’urne contenant leurs cendres. À vrai dire, les gens ne se
contentent pas d’aller au cimetière seulement le 1er novembre. Les
plus croyants, ou les plus nostalgiques, s’y rendent relativement souvent. Pour
prier, rendre hommage à leur proche, réfléchir. Je vais souvent faire mon
jogging sur la piste cyclable entourant le cimetière de Carpi et chaque fois,
je croise des dizaines de gens habillés sobrement, munis de bouquets de fleurs
et de mouchoirs, qui entrent et sortent du cimetière. Tous les jours sont bons
pour aller saluer ses ancêtres. En face du cimetière, il y a un kiosque de
plantes et de fleurs et, croyez-moi, son propriétaire doit faire des affaires
d’or, tout au long de l’année.
Peut-être mon point de vue est-il
faussé, peut-être que ma perception de la réalité n’est pas tout à fait juste,
mais j’ai sincèrement l’impression qu’ici, la mort est infiniment plus
respectée que chez nous. Une aura de solennité, d’humilité, de piété entoure
celle-ci. Les rites liés à la disparition de quelqu’un demeurent encore très
importants, chose qui, en contrepartie, tend à disparaître chez nous. Il me
semble que la mort, on veut l’évacuer, l’éviter, la cacher, la dissimuler, la
nier ; on veut tout faire sauf la regarder en pleine face. La célébrer,
prendre le temps de la vivre, ironiquement, de l’accepter, de la faire sienne,
il n’en est pas question. Cela serait beaucoup trop exigeant. Et de toute
façon, la spiritualité, l’âme, la dévotion, la religion, l’au-delà, ce ne sont
que des balivernes, n’est-ce pas ? Notre peuple a tant cherché à se
libérer du joug de la religion catholique qu’on dirait qu’aujourd’hui, il
rejette tout ce qui a un lien, de près ou de loin, avec elle. Les discours
qu’on nous a si longtemps tenus au sujet de l’enfer et du paradis, du
purgatoire, de l’extrême-onction, du royaume de Dieu, de l’importance de se
faire pardonner ses péchés avant de rejoindre le firmament, nous ne voulions
plus les entendre. Nous avons fait tabula rasa. Et la table est demeurée vide.
Aucune conception de la mort n’est venue remplacer celle que nous forçait à
endosser l’Église. Comme si la mort était l’apanage de Dieu. Pourtant, la mort
est humaine, et non divine.
Mardi, à l’occasion de la fête
des morts, nous avons fait un dîner de famille. Alors que je préparais le
repas, Luisa, la grand-mère de F. fumait une cigarette sur le balcon de la
cuisine. Le père de F. lui a dit « Luisa, pourquoi tu fumes, ce n’est pas
bon pour toi. » Elle a répondu « Qu’est-ce que ça peut bien faire,
c’est ainsi que nous allons tous finir, de toutes façons : en cendres. »
Je ne sais pas si j’ai peur de la mort. Je sais seulement que j’aimerais en
venir, un jour, à avoir une vision aussi lucide de ce qui m’attend, à la
fin.
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