jeudi 3 novembre 2011

La fête des morts


Je ne sais pas si j’ai peur de la mort. J’éprouve certes un drôle de sentiment quand je pense à celle-ci, mais j’ignore si l’on peut vraiment qualifier ce sentiment de peur. Ce serait plutôt une ambiguïté, une hésitation, une curiosité. Je n’ai jamais réellement connu la mort de près. Mes quatre grands-parents sont encore vivants, le reste de ma famille est en santé, mes amis ont une bonne étoile comme la mienne, bref, la vie bat son plein autour de moi et la mort m’apparaît encore comme une vague possibilité, une finalité incertaine. Il faut mourir, vraiment ? Pourtant, la vie est si forte. Il faut mourir ? Dommage. Je me plais bien ici, moi.

Depuis que je suis arrivée en Italie, beaucoup de gens sont morts. Des inconnus, pour la plupart, mais aussi des proches, dont le grand-père de F., bien sûr. Des stars, dont la pauvre Amy, ce cher monsieur Jobs et l’infâme K., ainsi que d’illustres étrangers. La mort rythme le quotidien. Les jours pourraient se compter en termes de décès. Dans le monde, de faim seulement, meurent environ 24 000 personnes chaque jour. Une heure équivaut à 3600 secondes et à mille morts.

On meurt. Partout. Au Québec, en Chine, au Soudan, au Texas, à Cuba, en Argentine. Certains décèdent des suites de bêtes accidents, d’autres d’une longue maladie ou d’une balle en plein cœur ; d’autres encore ne font que dormir un peu plus fort, d’un sommeil libérateur, au terme d’une existence bien remplie. Depuis le 31 octobre 2011, la population de la Terre est évaluée à 7 milliards d’humains. Il existe donc maintenant 7 milliards de façons de mourir.

Nous ignorons tous de quelle manière nous quitterons ce monde. Cependant, nous avons le droit de rêver et de souhaiter que celle-ci ne soit ni trop brutale ni trop lente et douloureuse. Personnellement, j’espère mourir vieille. Très vieille. Quatre-vingt treize ans, c’est mon objectif. Une de mes arrières grand-mères est morte à 92, alors qu’une de mes grandes tantes est décédée à 101 ans. Je me permets donc de croire que je porte en moi les gènes nécessaires pour mener une grande vie, aux limites de l’infini.

J’espère avoir une mort à l’italienne. Pourquoi à l’italienne ? Parce que bien qu’officiellement, l’espérance de vie soit la même pour les Canadiens et les Italiens, j’ai l’impression qu’ici, il y a plus de vieux. Ils sont partout. Dans les bars, au marché, en bicyclette. Tous les jours je croise des vieillards de 75, 80, voire 85 ans, sur leur vélo et je m’étonne. Jamais je n’ai vu ça chez nous. Des vieux Québécois en forme, il y en a (mon grand-père faisait encore du jogging jusqu’à tout récemment et je crois qu’il marche toujours 5 km quotidiennement), mais ils sont moins visibles. Moins téméraires aussi, j’oserais dire. Les vieux Italiens ne semblent pas avoir peur de se fracturer le bassin ou de se casser un poignet en tombant de leur monture. Peut-être est-ce parce qu’ils en ont vu d’autres. La majorité d’entre eux ont vécu la Deuxième Guerre mondiale, y ont participé, ont perdu des frères, des enfants, des amis à cause d’elle. Alors ce n’est pas un petit tour en bicyclette qui va les effrayer.

Mais ils ne sont pas éternels, ces courageux vétérans – ils finissent par flancher, eux aussi. Ma belle-mère se rend presque toutes les semaines au salon funéraire parce que les parents de gens qu’elle connaît meurent. Lorsque l’un d’entre eux trépasse, quelques heures plus tard à peine, on émet un avis de décès public, qui est apposé sur les murs de certains édifices. Ces affiches décorent en permanence la piazza. On n’essaie pas de camoufler la mort. On la diffuse, on s’y confronte. La mort n’est pas une honte, elle est un dénouement inéluctable, aussi bien se l’avouer.

Mardi, 1er novembre, c’était la fête des morts. Au Canada, nous ne la célébrons plus depuis longtemps, lui préférant de loin la veillée qui précède : l’Halloween. On se déguise en infirmière sexy ou en vampire déluré, on se saoule la gueule et on vomit parce qu’on a ingurgité trop de Rockets. On ne se rappelle même plus pourquoi on fait ça, d’où nous vient cette tradition de sonner aux portes des voisins pour quémander des cochonneries. Ce n’est ni Hershey ni Cadbury qui a inventé l’Halloween, contrairement à ce que l’on pourrait penser lorsqu’on rentre dans un Jean-Coutu durant le mois d’octobre. Triste blasphème. En Italie, on ne fête pas l’Halloween. (F. et moi avons eu bien du mal à trouver des citrouilles. Nous avons finalement mis la main sur deux spécimens que nous avons décorés lundi soir et que nous avons illuminés à l’aide de lampions. Nous avons ensuite regardé leur feu se consumer en écoutant Bettlejuice et en mangeant des cupcakes à la citrouille.) L’Halloween est une fête nord-américaine. Les Italiens n’en ont cure. Seul compte le 1er novembre, qui est un jour férié ici.

Le jour de la fête des morts, les gens se rendent généralement au cimetière pour rendre visite à leurs proches décédés. Ils leur apportent une offrande – des fleurs, un objet symbolique, une lettre – et ils se recueillent devant leur tombe ou, plus fréquemment, devant la niche où repose l’urne contenant leurs cendres. À vrai dire, les gens ne se contentent pas d’aller au cimetière seulement le 1er novembre. Les plus croyants, ou les plus nostalgiques, s’y rendent relativement souvent. Pour prier, rendre hommage à leur proche, réfléchir. Je vais souvent faire mon jogging sur la piste cyclable entourant le cimetière de Carpi et chaque fois, je croise des dizaines de gens habillés sobrement, munis de bouquets de fleurs et de mouchoirs, qui entrent et sortent du cimetière. Tous les jours sont bons pour aller saluer ses ancêtres. En face du cimetière, il y a un kiosque de plantes et de fleurs et, croyez-moi, son propriétaire doit faire des affaires d’or, tout au long de l’année.

Peut-être mon point de vue est-il faussé, peut-être que ma perception de la réalité n’est pas tout à fait juste, mais j’ai sincèrement l’impression qu’ici, la mort est infiniment plus respectée que chez nous. Une aura de solennité, d’humilité, de piété entoure celle-ci. Les rites liés à la disparition de quelqu’un demeurent encore très importants, chose qui, en contrepartie, tend à disparaître chez nous. Il me semble que la mort, on veut l’évacuer, l’éviter, la cacher, la dissimuler, la nier ; on veut tout faire sauf la regarder en pleine face. La célébrer, prendre le temps de la vivre, ironiquement, de l’accepter, de la faire sienne, il n’en est pas question. Cela serait beaucoup trop exigeant. Et de toute façon, la spiritualité, l’âme, la dévotion, la religion, l’au-delà, ce ne sont que des balivernes, n’est-ce pas ? Notre peuple a tant cherché à se libérer du joug de la religion catholique qu’on dirait qu’aujourd’hui, il rejette tout ce qui a un lien, de près ou de loin, avec elle. Les discours qu’on nous a si longtemps tenus au sujet de l’enfer et du paradis, du purgatoire, de l’extrême-onction, du royaume de Dieu, de l’importance de se faire pardonner ses péchés avant de rejoindre le firmament, nous ne voulions plus les entendre. Nous avons fait tabula rasa. Et la table est demeurée vide. Aucune conception de la mort n’est venue remplacer celle que nous forçait à endosser l’Église. Comme si la mort était l’apanage de Dieu. Pourtant, la mort est humaine, et non divine.

Mardi, à l’occasion de la fête des morts, nous avons fait un dîner de famille. Alors que je préparais le repas, Luisa, la grand-mère de F. fumait une cigarette sur le balcon de la cuisine. Le père de F. lui a dit « Luisa, pourquoi tu fumes, ce n’est pas bon pour toi. » Elle a répondu « Qu’est-ce que ça peut bien faire, c’est ainsi que nous allons tous finir, de toutes façons : en cendres. » Je ne sais pas si j’ai peur de la mort. Je sais seulement que j’aimerais en venir, un jour, à avoir une vision aussi lucide de ce qui m’attend, à la fin.  

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