mardi 17 avril 2012

Lettre à Léa, Alice et Béatrice


Mes petites, mes filles, mes amours,

         Il y a cinq mois (cinq mois « civils », selon le calendrier grégorien, non pas cinq mois de grossesse – je sais, c’est mêlant, mais ce n’est pas tout à fait la même chose), j’ai appris une nouvelle qui a changé ma vie : j’ai su que j’étais enceinte. Votre père et moi désirions au plus haut point avoir un enfant alors cette annonce nous a grandement réjouis, bien que surpris un peu, puisque nous venions tout juste de commencer à essayer de nous « reproduire ».
Je me revois encore dans la salle de bains, à 5 h 00 du matin (je sais, il était tôt, mais on dit qu’il est mieux d’effectuer le test de grossesse avec la première urine de la journée ; j’avais terriblement envie et je ne voulais pas gaspiller mon précieux premier pipi du matin !). J’essayais tant bien que mal de sortir le test de son emballage – je tremblais, j’étais si excitée de connaître la réponse, j’avais de la difficulté à contenir mes mains nerveuses. La réponse fut extrêmement rapide et sans équivoque ; à peine deux secondes après avoir trempé le bâtonnet dans mon urine, un symbole « + » y est apparu.
J’ai couru jusqu’à la chambre pour montrer le résultat à votre papa, qui ne comprenait rien de ce qui se passait, tout endormi qu’il était encore. C’est positif mon amour, je suis enceinte. – Hein !? – On va avoir un bébé ! Sa joie était si intense, elle illuminait la pièce en entier, comme si déjà le jour s’était levé. Il faisait pourtant toujours nuit et il était trop tôt pour que nous puissions partager notre excitation avec qui que ce soit. Il est si pénible de garder un bonheur aussi grand uniquement pour soi – cela fait presque mal.
Huit semaines plus tard, nous avons appris une autre nouvelle qui a complètement bouleversé notre existence : lors de la première échographie de routine, on nous a annoncé que nous attendions non pas un, mais bien trois bébés. Le choc fut immense. Nous avons mis une dizaine de jours à nous en remettre, à comprendre ce qui venait d’arriver. Les miracles, aussi merveilleux soient-ils, sont toujours un peu difficiles à avaler. L’humain n’est pas habitué à ainsi perdre le contrôle de sa vie, lui qui se croit supérieur à tous les autres êtres vivants. Lorsque survient un événement relevant d’une entité vraisemblablement plus puissante que lui, il peut éprouver de la difficulté à accepter son sort et, surtout, son statut d’être aussi faible et impuissant que les autres.
Quelle entité a décidé de mettre trois bébés plutôt qu’un dans mon ventre, je l’ignore. Certains l’appelleront Dieu, d’autres, tout simplement « la Nature » ou « la Vie » – une chose est sûre : les phénomènes que nous ne saisissons pas toujours bien, nous aimons beaucoup les affubler de noms qui s’écrivent avec la majuscule au début. Pour ma part, j’aime bien croire que c’est vous-mêmes qui avez décidé de venir au monde toutes en même temps. De faire de mon ventre votre refuge. Votre maison de poupées.
Lorsque vous serez plus grandes, vous vous poserez certainement beaucoup de questions, tant sur vos origines que sur le sens de la vie, les raisons de votre présence sur Terre – si vous êtes comme moi, ces grands questionnements existentiels risquent de survenir assez tôt… Malheureusement, je n’aurai pas beaucoup de réponses à vous fournir, car je suis moi-même en quête de sens constante.
Je n’arrive toujours pas à dire si je crois en Dieu ou non – je peux seulement vous confirmer que je ne crois pas aux dieux que les hommes se sont inventés pour mieux dominer le monde, ceux aux noms de qui ils s’entretuent et se font la morale. Je sais qu’il existe plusieurs formes d’énergie, dont certaines dépassent notre entendement, ô nous qui avons besoin de voir pour croire. Je sais que les morts ne meurent jamais complètement – au minimum restent-ils vivants dans nos cœurs et dans nos esprits. Je sais aussi que nous ne sommes pas que des corps, des enveloppes charnelles qui se décomposent tranquillement, jusqu’à ce que vienne le moment de retourner dans la terre.
Qu’y a-t-il d’autre que ce corps que nous trimballons, de la naissance à la mort ? D’aucuns utiliseront le mot « esprit », tandis que d’autres parleront plutôt d’« âme ». Vous entendrez peut-être aussi des personnes prononcer les mots « chacras », « troisième œil » ou je ne sais quoi encore. Honnêtement, le terme m’importe peu. Ce qui compte, c’est ce que je ressens. Et je sais qu’en moi circule une énergie qui n’a rien à voir avec le sang ou un quelconque autre fluide corporel.
C’est cette énergie qui me permet d’entrer en contact avec les gens qui m’entourent, d’éprouver des sentiments pour eux, de développer des relations sincères et profondes, basées sur bien plus que l’aspect physique ou matériel de notre réalité humaine. C’est également cette énergie qui me pousse à écrire, toujours dans l’espoir d’entrer en contact avec le monde qui m’entoure. Les mots me viennent parfois beaucoup trop naturellement pour que je puisse croire qu’ils sont l’unique fruit du travail de mon cerveau. Une vulgaire connexion entre deux synapses hyperactifs. Les mots me viennent de beaucoup plus loin, d’un lieu chaud et mystérieux. D’un endroit paisible et insaisissable. Les mots viennent du même endroit que vous. Mes trois petites, mes trois filles, mes trois amours.
Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’étais en Italie, le pays où est né votre papa. Là-bas, je travaillais à l’écriture de mon deuxième livre, tout en me gardant du temps pour visiter mon coin de pays adoptif et en découvrir la langue et la culture. Pour me garder en forme, j’allais souvent courir dans la campagne de l’Émilie-Romagne, généralement en fin de journée. Je me revois gambadant entre les champs de vignes, le soleil de dix-sept heures chauffant doucement ma peau de rouquine, l’humidité s’accrochant à mes muscles endoloris. J’observais le paysage en me disant que je vivais là quelque chose d’unique, que j’avais beaucoup de chance d’être là où j’étais, entourée de toute cette beauté. Je me répétais souvent que cette année passée en sol italien serait « ma grande année de création ». Au fond de moi, j’étais convaincue qu’au cours de ces mois d’exil je parviendrais non seulement à terminer mon projet de livre, mais également à concevoir un tout nouveau petit être avec l’homme de ma vie. Ma grande année de création… Jamais je n’aurais cru si bien dire !
Aujourd’hui, de retour au Québec, me voilà en train de terminer la confection de trois petites demoiselles déjà tout excitées à l’idée de venir au monde. Maintenant que le premier jet de mon projet d’écriture est effectivement terminé, c’est tout ce à quoi j’occupe mes journées : vous faire grandir, mes bébés ; vous donner tout ce dont vous avez besoin pour vous développer, croître, vous épanouir.
Mes chéries, comme moi, il semble que vous soyez quelque peu impatientes et que vous ayez très hâte de voir de quoi il a l’air, le monde extérieur ; vous faites de plus en plus de pression sur mon pauvre petit utérus et celui-ci a déjà commencé à se déployer, afin de vous laisser sortir. Cependant, il est encore un peu tôt pour vous permettre de vous pointer le bout du nez. Si vous deviez naître maintenant, les médecins réussiraient sans aucun doute à vous sauver – ils parviennent à faire des choses incroyables avec la technologie actuelle. Toutefois, il serait mieux pour votre santé que vous teniez le coup encore quelques semaines. Que vous continuiez de m’écraser la vessie, de me donner des coups dans les côtes et de me virer les viscères à l’envers au moins un mois et demi.
Afin que votre arrivée parmi nous ne soit pas trop précipitée, vendredi dernier, mon médecin a décidé de m’hospitaliser. Je passe maintenant mes journées couchée – j’ai le droit de me lever uniquement pour aller me vider la vessie sur laquelle vous vous amusez à piocher si joyeusement. De ma chambre, je vois le ciel bleu et un immense mur de béton sans fenêtre – le bloc opératoire de l’hôpital. J’imagine qu’il fait chaud, par contre, je ne peux pas le confirmer en ouvrant ma fenêtre (les hôpitaux sont si déprimants qu’on s’assure toujours que leurs fenêtres ne puissent pas s’ouvrir, afin qu’aucun patient ne décide de se défenestrer, dans un geste d’ultime désespoir). J’entends des gens circuler dans les corridors, mais je ne les vois pas. Votre papa vient me visiter le plus souvent qu’il le peut. Il s’occupe de moi avec tendresse et dévotion, ce qui me fait l’aimer chaque jour encore plus. Cela me manque de pouvoir dormir collée avec lui…
Plusieurs autres choses me manquent évidemment, mais j’essaie de ne pas trop y penser. Je me concentre plutôt sur vous, sur votre bien-être. Je vous parle souvent, est-ce que vous m’entendez ? Je le souhaite. J’espère que mes paroles se rendent à vous. J’espère que vous réalisez tout ce que je suis prête à faire pour vous. Vous n’êtes pas encore tout à fait là, or, vous m’avez déjà appris le sens réel des mots patience et abnégation.

Votre mère

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