jeudi 19 septembre 2013

Walmart, le Kilimandjaro et les sandwiches en forme de fleurs


J’ai arrêté de courir.

Avant de tomber enceinte, je faisais du jogging. Dans mes bonnes périodes, je courais 7 km trois fois par semaine. J’adorais ça. Une fois en cloque, j’ai tout cessé, sous les conseils des médecins (conseils qui s’avèraient basés sur des suppositions davantage que sur des preuves scientifiques, ai-je su plus tard, mais ça, c’est un autre sujet). Après mon accouchement, j’avais hâte que ma plaie de césarienne guérisse pour enfin me remettre à la course. Cinquante jours après avoir donné naissance à mes filles, je réenfilais mes running, pimpante et motivée. Je me rappelle avoir parcouru 5 km, les premières 20 minutes en joggant sans interruption. J’étais super fière de moi, je me sentais revivre. Puis, quand j’avais dit ça à ma mère, elle m’avait rétorqué : « Il n’est pas un peu tôt ? Tu as encore des lochies (pertes de sang après l’accouchement), me semble que j’attendrais que ton utérus soit en meilleur état. » Elle avait raison. Je me suis freiné l’enthousiasme et j’ai mis mon projet de remise en forme sur hold en me disant, « je reprendrai dans quelques semaines ». Finalement, mes filles sont rentrées à la maison, après 4 mois en néonatalogie, et avec les nuits de merde que je me tapais, l’idée de me remettre à courir ne m’a plus du tout effleuré l’esprit.

Ensuite, il y a eu tout ce que je vous ai déjà raconté ici, les problèmes de santé, ceux de mes filles, les miens, l’épuisement, l’anxiété, etc. Cependant, au printemps dernier, l’envie de recommencer à courir m’est revenue et le cardiologue que j’avais vu au sujet de mes petits ennuis cardiaques m’avait encouragée à m’adonner à ce genre d’exercice. Avec F., on allait courir, les petites nous accompagnaient dans leur poussette, on a fait des intervalles d’abord, puis on a couru 5 km non stop, comme dans le bon vieux temps. Ça nous faisait une belle sortie de couple, ça nous réénergisait. Mais ça nous vidait, aussi.

Cet été, pendant un mois, je faisais trois sorties par semaine. J’avais retrouvé un bon rythme de course, j’étais hyper encouragée d’avoir parcouru 80 km en quatre semaines, en incluant les promenades à pieds qu’on faisait avec les petites. Puis, un matin après être allée courir, alors que les filles faisaient une sieste, j’ai décidé de m’asseoir tranquille, de me faire un bol de café au lait et de profiter de ce moment de calme et de solitude pour penser à moi.

À ce moment exact, j’ai fait une crise d’anxiété.

Mon cœur s’est emballé, ma respiration allait tout croche, j’avais l’impression que j’étais en train de devenir folle. Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi. Évidemment, quand on fait une crise de panique, au moment même où elle survient, on n’est pas capable de raisonner logiquement, de saisir ce qui se passe et les raisons du comment.

Mais j’ai fini par avoir une petite idée de ce qui s’était passé : je m’en mettais trop sur les épaules. J’avais recommencé à courir supposément pour moi, pour me sentir bien, cependant, je le faisais aussi beaucoup (surtout ?) parce que je sentais une certaine pression sociale à l’effet que je devais être top shape, qu’une femme accomplie avait le devoir de se tenir en forme, d’être bien dans sa peau, de s’accorder du temps de qualité même si du temps, elle n’en a pas, car elle passe déjà 200 heures par semaine à changer des couches, préparer des purées, donner des biberons, moucher des petits nez, donner des bains, faire la vaisselle, des brassées de lavage, l’amour à son chum, peut-être. Oui, je le sais, il n’y a que 168 heures dans une semaine. Justement. Je n’y arrivais pas. Débloquer un « budget » de 5 heures par semaine pour faire de l’exercice, c’était trop me demander. Je n’avais pas ce lousse dans ma bourse à minutes. Au lieu de courir, j’aurais dû dormir.

Oui, mais ! Les magazines féminins regorgent de portraits de superwomen monoparentales qui travaillent 50 heures par semaine, s’occupent de leurs trois enfants avec tendresse et patience, leur cuisinent les meilleurs petits plats qui soient, repassent leurs chemises à trois heures du matin en écoutant leur CD « Parlez espagnol en douze leçons faciles », font du bénévolat pour les personnes âgées, voient leurs amies pour un 5 à 7 tous les jeudis, sont inscrites à des cours de zumba, de pilates et de spinning, sont présidentes du conseil de parents de l’école secondaire de leur fils et détiennent la meilleure moyenne de la ligue de bowling dont elles font partie. Le tout après avoir survécu à un cancer du sein ou à un grave accident de moto. Pourquoi ces femmes réussiraient-elles à être aussi multitask, à ne dormir que trois heures par nuit, à se donner corps et âme à leur famille, à leur communauté et à leur petit bonheur, pis pas moi ? Ça a l’air facile, ça a l’air normal, donc pourquoi je n’y parviendrais pas moi itou ?

Peut-être parce que non, ce n’est pas normal. Et ce n’est pas normal de trouver ça normal.

C’est rendu banal de faire un demi marathon, vous rendez-vous compte ? N’importe qui à c’t’heure se tape 21 km de jogging. Y’a qu’à s’acheter de bons souliers et trois-quatre livres sur « comment devenir marathonien en 8 semaines ». C’est faux. Courir 21 km, ce n’est absolument pas fait pour tout le monde. Nous n’avons pas tous la même constitution, la même endurance, les mêmes possibilités physiques et mentales. Or, on vit dans un monde qui essaie de nous faire croire le contraire.

Au printemps dernier, vous en avez peut-être entendu parler, se tenait le concours « Maman de l’année Walmart ». Au départ, cette initiative m’apparaissait louable. Je croyais que le but était de rendre hommage à ces femmes de l’ombre dont on n’entend jamais parler, ces mamans qui se démènent au quotidien pour faire faire leurs devoirs à leurs enfants, leur préparer des sandwiches en forme de fleurs pour leurs lunchs, repriser leurs mitaines, les amener chez le médecin lorsqu’ils ont mal à la gorge ou aux oreilles, ces mères qui manquent des dizaines de journées de travail par année parce que leur petit dernier se tape une gastro ou que leur pré-ado a des poux, ces femmes qui, le soir venu, n’ont plus l’énergie de faire rien d’autre que de s’asseoir devant leur tv pour regarder leur téléroman favori, seul divertissement accessible à leur portefeuille de gestionnaire qui ne sait plus où couper pour arriver à la fin du mois. Je pensais sincèrement et naïvement que c’était à ces « petites grandes dames » qu’on souhaitait donner une tape dans le dos. Souligner leur courage quotidien, leur résilience, leur abnégation.

Gros doigt dans l’œil que je m’étais foutu là.

J’ignore qui a remporté le concours finalement, mais j’étais allée voir, curieuse, qui étaient les finalistes. C’étaient toutes des femmes qui avaient des enfants handicapés ou atteints d’un cancer, qui avait mis sur pieds une fondation pour venir en aide aux familles dont l’un des enfants était atteint du syndrome X (une quelconque maladie rare dont leur aîné était lui-même mort quelques années plus tôt), qui travaillaient à temps plein, qui s’entraînaient pour faire l’ascension du Kilimandjaro pour une troisième fois afin d’amasser des fonds pour la recherche sur Y maladie, qui étaient très impliquées dans la vie sociale et culturelle de leur petit village du fin fond de l’Alberta et qui avait pour projet de retraite de construire une école en Asie où seraient accueillis tous les orphelins délaissés par le système d’adoption internationale.

Pour être une bonne maman, il faut donc accomplir tout ça ? Sinon quoi, on est des bonnes à rien, des moitiés de mère, des épouses honteuses, des sans ambition ? « Bien sûr que non Mélissa, c’est un concours, ces femmes sont des exceptions et c’est justement pour souligner leur côté exceptionnel qu’on a pensé créer un tel prix », me répondrez-vous. OK, mais à moi, ça me renvoie quand même l’image que si l’idée de faire du travail humanitaire en Afrique ou celle d’avoir au moins un enfant atteint d’une maladie incurable (comme si c’était un objectif en soi, oui) ne nous ont pas traversé l’esprit, nous ne sommes pas vraiment de bonnes mères. Nous n’avons pas le cœur à la si bonne place et il nous manque décidément de compassion.

Je réfléchis probablement tout croche, sauf que c’est ainsi que ça me fait sentir, les concours de maman de l’année. Exactement comme les clubs de course Châtelaine et l’idée reçue que tout le monde devrait courir un demi marathon au moins une fois dans sa vie. Faible et incomplète.

Je sais que ce n’est pas le cas, que j’en fais beaucoup moi aussi, trop même parfois, que c’est normal que je sois fatiguée, que je n’ai pas à penser que je suis moins bonne qu’une autre parce que je ne suis pas une potentielle maman Walmart, sauf que.

Ça me donne quand même envie de partir mon propre concours, celui qui mettrait en valeur des gens banaux, sans prétention, qui font les choses avec amour, lenteur, sans mettre la barre trop haute. Le concours de la maman ou du papa qui fait les plus belles sandwiches en forme de fleurs, celles avec des tranches de fromage jaune dedans, parce que c’est bien beau manger santé, éviter les produits transformés, pis toute, pis toute, mais bordel, y’a des jours où ça ne nous tente juste pas de nous casser la tête. Le concours du parent qui au lieu d’aller au gym dès qu’il a un trou de 45 minutes dans son horaire de mongole en profite pour s’écraser sur son divan et manger les restes de bonbons d’Halloween de l’an dernier. Sans remords.





5 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  3. Je suis pour le lenteur. Et tout ce qui a une forme de fleur. Tu es inspirante Mélissa!

    RépondreSupprimer
  4. Merci Marielyner! Et toi, tu es touchante :)

    RépondreSupprimer
  5. J'adore. Moi c'est mon chum qui a voulu "reprendre" la forme plus vite que moi. Et qui a vite compris que de changer les couches, se lever la nuit, aller faire la promenade, etc, ça constituait aussi un "exercice quotidien qui stimule le cardio". ;)

    L'été dernier, bébé avait 2 ans et demi. Et quelle ne fut pas ma surprise de constater que je pouvais maintenant faire du vélo et monter une tite-mini-côte qui m'avait épuisée l'année précédente, sans m’essouffler? J'ai été sidérée de constater que mon corps avait mis deux ans pour se remettre de la grossesse et des suites (prendre soin d'un nouveau-né). Mon poids, je l'avais repris beaucoup plus vite. Mais la forme, ça été long quand tu n'y mets pas "d'effort" de superwoman. Et c'est correct.

    RépondreSupprimer