mercredi 20 mai 2015

Archambray: pourquoi le milieu du livre est inquiet




Quelques personnes m'ont demandé de leur expliquer en quoi l'achat d'Archambault par Renaud-Bray était si catastrophique. Sans être une experte du sujet, je me propose d'exposer ici pourquoi cette transaction menace l'équilibre déjà fragile du milieu du livre québécois. Mon opinion est peu objective, mais je crois que les faits et les émotions peuvent parfois cohabiter. Aussi, si vous avez des choses à ajouter, n'hésitez pas. Je suis ouverte au débat, toutefois, je ne tolérerai aucune insulte, d'un côté comme de l'autre.

En gros:

Les librairies indépendantes peinent déjà à survivre - plusieurs d'entre elles ont dû fermer leurs portes au cours des dernières années. Elles doivent faire face à des monstres comme Amazon ou Costco. L'arrivée d'un nouveau géant (RB + Archambault = 40% des parts de marché) rendrait encore plus incertaine leur survie à moyen et à long terme. Or, ces librairies indépendantes sont essentielles pour préserver la richesse et la diversité de la littérature.

Le danger, c'est que RB risque d'étendre sa façon de faire aux 14 succursales d'Archambault et à archambault.ca, qu'il vient aussi d'acquérir. Aussi, le groupe aura davantage d'influence sur les prix puisque son pouvoir d'achat sera grandement augmenté. C'est le principe de la concurrence. Le monopole vient souvent avec une grande inflation. À l'inverse, si «Archambray» décide de faire des super soldes que les autres librairies ne sont pas capables d'accoter parce qu'elles n'ont pas du tout la même marge de manœuvre, ces dernières risquent de crever à court terme – on ne pourra pas blâmer les clients d'aller se procurer leurs livres 2$, 3$, 5$ moins cher ailleurs.

Par ailleurs, dans le contexte du conflit avec Dimedia, il est difficile de ne pas craindre une perte de représentation de la littérature québécoise dans un ensemble encore plus large de points de vente. Dimedia distribue 72 maisons d'édition québécoises et plus de 300 maisons européennes (http://www.dimedia.com/editeurs/) : depuis plus d'un an, tous leurs livres sont introuvables dans les Renaud-Bray, car on a dû cesser d'approvisionner le groupe, qui a décidé de modifier de manière unilatérale les ententes commerciales qui les liaient. Les deux partis ne se parlent plus et attendent de voir leur cause passer devant les tribunaux - ce qui pourrait prendre encore beaucoup de temps. En attendant, Renaud-Bray importerait illégalement des livres de maisons européennes (j'utilise le conditionnel puisque ce sont des allégations et que je ne suis pas là pour remplacer le tribunal). On m'a aussi dit que si vous demandiez un livre distribué par Dimedia dans un Renaud-Bray, disons «L'Angoisse du poisson rouge», on vous répondrait que celui-ci est «back order», ce qui reviendrait à faire croire aux clients que le livre n'est plus disponible nulle part. Or, jusqu'à tout récemment, vous pouviez acheter «L'Angoisse du poisson rouge» partout, sauf chez Renaud-Bray. La peur que plusieurs ont, c'est que ce livre et des milliers d'autres soient bientôt disponibles partout sauf chez RB et Archambault. Ça commence à faire beaucoup.

On pourrait se dire «ah, mais c'est une bonne chose, les gens vont donc se retourner vers leurs librairies indépendantes, qui deviendront des dépositaires exclusifs de ces livres» - ce serait bien naïf de notre part. En vérité, dans plusieurs régions, les Archambault et les Renaud-Bray sont les références en matière de livres. Lévis en est une, j'en sais quelque chose... Une minorité a le réflexe d'aller à la merveilleuse librairie Chouinard ou à la librairie Fournier, par exemple. Plusieurs gens pensent donc que la littérature québécoise se limite au petit stand dégarni qui trône au RB des Galeries Chagnon. Malheureusement, ces tablettes contiennent principalement des best-sellers et aucun livre dit «de fond».

Les librairies indépendantes ont pour mission de maintenir un fond de qualité, c'est-à-dire d'offrir à leur clientèle non seulement les nouveautés de l'heure, mais également des classiques, des livres rares, des romans publiés il y a 10, 15, 20 ans mais qui sont encore d'actualité, etc. La variété des oeuvres qu'on y retrouve n'a d'égale que la qualité du service qu'on y reçoit. Deux choses beaucoup plus difficiles à retrouver dans une succursale de grande chaîne. Attention, ici, je ne blâme absolument pas les libraires qui sont à l'emploi de RB ou Archambault: ces personnes font du mieux qu'elles peuvent dans le contexte de travail qui est le leur. Ce que je décrie, c'est la logique purement mercantile qui guide les choix des Blaise Renaud de ce monde. Pour le PDG de Renaud-Bray, vendre des livres, ça revient à vendre des souliers. Et ça, ce n'est pas mon opinion: je cite le monsieur. À ce titre, je vous invite tous à lire le portrait de l'homme qu'a dressé Noémie Mercier dans L'actualité de novembre dernier (http://www.lactualite.com/culture/le-libraire-rebelle/).

La question est complexe, profonde et implique tous les acteurs de la chaîne du livre - de l'écrivain à l'éditeur, en passant par les bibliothèques (qui sont tenues de se procurer leurs livres dans des librairies agréées), les distributeurs et les librairies indépendantes. Il est clair que le milieu se doit de réfléchir à son avenir, cependant, une telle réflexion exige solidarité, écoute et ouverture. Trois termes qui ne semblent pas faire partie du vocabulaire de Blaise Renaud. Ce dernier cherche plutôt à forcer le milieu à fonctionner selon sa vision, d'où l'inquiétude qui règne en ce moment.




1 commentaire:

  1. Une libraire occupant un poste de gérance chez Renaud-Bray m’a écrit en privé pour me faire part de certaines précisions. Cette dernière préfère conserver l’anonymat, ce que je respecte entièrement. Je crois toutefois que tous méritent de connaître les nuances qu’elle souhaite apporter, alors je vous les transmets moi-même, de manière à nourrir le débat de façon équitable :

    - Il est faux de prétendre que tous les libraires de RB répondent aux clients que les livres de Dimédia sont "back order", spécifie-t-elle, tout en ajoutant qu’elle ne nie pas que cela soit arrivé dans certaines succursales. Seulement, rien de tel ne s’est produit là où elle travaille, car elle a toujours fait preuve de transparence, autant face à ses collègues que devant les clients.

    Je souhaiterais préciser à mon tour que je n’ai jamais prétendu que TOUS les employés de RB répondaient aux clients que les livres de Dimedia étaient back order. Je sais par contre que certains l’ont fait puisqu’on m’a rapporté plusieurs situations allant en ce sens. Les gens qui travaillent chez RB ne sont pas des méchants finis qui se sont laissés absorbés par le côté sombre de la force! Tout n’est pas noir ou blanc, j’en suis fortement consciente.

    - La dame qui m’a contactée tenait aussi à préciser que RB ne favorise nullement les rabais sur les livres. Au contraire aucune politique d'escompte (déguisée ou autre) ne prévaut et ce, dans tout le réseau.

    Elle est certainement mieux placée que moi pour parler à ce sujet, je ne chercherai donc pas à la contredire. Toutefois, ce que moi j’avançais comme argument, c’est qu’en se transformant en joueur beaucoup plus important, bénéficiant d’un pouvoir d’achat encore plus grand grâce à la fusion avec Archambault, Renaud-Bray devient potentiellement en mesure d’offrir des rabais à ses clients que les plus petites librairies ne seront jamais capables de concurrencer. Ce n’est pas parce que RB n’a pas de politique d’escompte actuellement qu’elle n’en mettra jamais en place, n’est-ce pas? C’est la crainte légitime que les autres acteurs du milieu peuvent entretenir, considérant que l’objectif de RB est de faire compétition aux monstres que sont Amazon et Costco, par exemple. Si RB veut aller chercher une partie de la clientèle qui fréquente ces géants, la compagnie n’aura d’autres choix éventuellement que de diminuer ses prix (ou d’arrêter de vendre des livres?!)

    J’ajouterais que Blaise Renaud s’est férocement opposé à l’idée du prix unique sur le livre, défendu par ailleurs par une majorité d’acteurs de la chaîne du livre. Pourquoi s’opposer à ce principe s’il n’a pas l’intention de vendre ses livres moins cher éventuellement?

    Continuez de participer à la discussion, ça ne peut qu’enrichir notre réflexion. Si vous cherchez d’autres lectures pour vous stimuler les idées, je vous propose ceci : http://www.lactualite.com/lactualite-affaires/blaise-renaud-et-la-refonte-du-commerce-du-livre (je vous laisse deviner ce que j’ai pensé de ce texte…) et ceci : http://www.lapresse.ca/le-soleil/affaires/actualite-economique/201505/21/01-4871559-dimedia-et-renaud-bray-ne-seraient-plus-loin-dune-entente.php


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