vendredi 16 novembre 2012

L'infériorité numérique


Il nous est dorénavant impossible de sortir de chez nous sans nous faire aborder par quelque quidam curieux qui veut voir de quoi ça a l’air de proche, des triplées. « C’est donc ben spécial. » Oui, merci. Vous aussi monsieur, vous m’avez l’air un peu spécial. « Je peux-tu les toucher ? » Euh, non. Moi, je peux-tu toucher vos parties intimes tant qu’à faire? « C’est vous qui avez accouché les trois ? » Ben oui, ‘gard donc. Imaginez-vous que c’est un peu ça le concept des triplées : les avoir les trois en même temps. « Ah! ma pauvre madame, ça doit pas toujours être évident, hein ? Moi, j’ai toujours rêvé d’avoir des jumeaux. Mais des triplés, ouf, pas sûr. » Merci pour les encouragements, vraiment, c’est trop.

Qu’on nous approche, qu’on nous pose des questions, qu’on nous dévisage à la limite, ça ne me dérange pas trop. J’ai déjà appris à fuir poliment les conversations indésirables et à faire comprendre à ces inconnus à la curiosité piquée qu’une maman de triplées, ça a autre chose à faire que de jaser sur le coin de la rue avec des voisins avides de potins enfantins. Cependant, ce que je ne tolère absolument pas, ce sont ces autres étrangers qui nous prennent littéralement pour des phénomènes de foire, qui nous pointent du doigt sans vergogne et qui jasent de nous en faisant comme si nous n’y étions pas.

« Hein, t’as-tu vu, j’pense que c’est des triplées. Ayoye. Ça doit être de la job en tabarnak. Je me demande si c’est naturel. » Naturel 100% mon homme, comme les saucisses Country Naturals de Schneiders. Pis comme le coup de poing que je m’apprête à te mettre dans la face parce que ton manque de respect me booste les hormones post-natales. C’est la masturbation qui rend sourd mon ami, pas le fait d’avoir des bébés. Ça fait que j’entends tout ce que tu dis. Retourne donc te branler le manche pis laisse-nous tranquilles, ma petite famille et moi, s’te plaît.

L’infériorité numérique, c’est mon impuissance devant l’attitude désobligeante de ces tarés. C’est également le faible nombre de cellules que compte le cerveau de certaines personnes – celles qui croient qu’elles peuvent tout se permettre sous prétexte qu’elles sont face à un phénomène rare et étonnant.

N’empêche que la majorité des gens sont gentils avec nous et prennent simplement le temps de nous féliciter. On nous répète souvent à quel point nous sommes des parents extraordinaires, que peu de gens réussiraient à faire ce que nous faisons et, surtout, à résister en tant que couple au cœur de toute cette adversité. Grande prématurité, maladie, hospitalisations fréquentes, virus, c’est vrai que nous sommes passés au travers de plusieurs choses au cours des derniers mois. Toutefois, nous ne croyons pas que cela fait de nous des êtres d’exception. Nous prenons les compliments qui nous sont si gentiment adressés, or, nous savons que nous sommes loin d’être des saints. Nous faisons ce que nous pouvons, tout simplement. Et souvent, ce n’est pas suffisant. Souvent, il nous faudrait faire encore plus, encore mieux.

Le mieux devra attendre, car il faut parfois aller dormir.

Nous n’avons rien d’exceptionnel, non. Nous aussi, nous avons envie de jeter nos enfants contre les murs parfois. Ma coche, je la pète. Souvent. Cette semaine, j’ai crié. Hurlé. Contre Béatrice, entre autres, qui refusait de boire son biberon, une fois de plus (l’alimentation n’est pas chose simple pour nos trois poupounes, c’est plutôt un combat de tous les jours). Je lui ai lancé des paroles méchantes, des mots que je ne pensais qu’à moitié, mais que je devais tout de même dire, pour me libérer, exorciser ma frustration, mon impuissance, ma fatigue. Béatrice, qui pleurait pendant que je lui gueulais dessus. Béatrice la martyre. C’est elle qui finira par se faire béatifier par le pape, pas moi. Sainte Béatrice de Lévis. Nom prédestiné.

Je réécouterais les propos que j’ai tenus alors et j’en braillerais probablement tellement ils n’étaient que rage et douleur. Pauvre petite, ce n’était pas sa faute. Ce n’est jamais de leur faute, aux bébés. Ils ne comprennent pas ce qui se passe la majorité du temps, ils doivent gérer tant de choses à la fois, apprendre à reconnaître la faim, la douleur, la peur, à cohabiter avec elles, à les communiquer adéquatement. Apprendre à vivre demande patience et abnégation. Toutefois, nous ne pouvons demander à un nourrisson de faire preuve de telles qualités. Il en revient donc aux parents d’en faire montre à leur place.

Ce n’est pas leur faute, non. Si elles sont trois. Bien que parfois, lorsqu’elles chialent toutes en chœur et que chacune réclame mon attention, je leur dis, le cœur plein d’ironie : « Vous aviez juste à y penser deux fois avant de vous foutre dans mon ventre toutes en même temps. À c’t’heure, attendez votre tour. » Ça non plus, on ne peut pas exiger d’un bébé qu’il le comprenne : le concept de l’attente. Alors on doit endurer ses pleurs et faire comme si elles n’existaient pas. On console l’enfant qui nous apparaît en avoir davantage besoin dans l’immédiat et on essaie de divertir les deux autres en leur faisant des grimaces ou en swignant leur chaise vibrante avec le pied. Hiérarchisation des souffrances. Jonglerie parentale.

Chez nous, le système de l’offre et de la demande est complètement débalancé.

F. et moi sommes en infériorité numérique. Deux parents contre trois enfants. Nous ne remporterons jamais la partie, car nous serons toujours désavantagés. Les filles auront immanquablement raison, tandis que nos arguments ne pourront qu’être constamment déboutés par nos petites pestes entêtées. Aucun arbitre ne tranchera jamais en notre faveur. Car les gens autour auront toujours tendance à donner raison à nos filles et à leurs jolis minois. « Vous êtes durs avec elles. Moi, si j’étais vous, je ne ferais pas ça de même. » Ah ouain ? Ben tenez ma p’tite dame, si vous savez tant que ça quoi faire, eh bien, faites-le. Gardez-les deux heures, mes filles. Deux heures. Pis vous allez voir c’est quoi, ne pas avoir le gros bout du bâton. Vous allez revenir en rampant et en me suppliant de les reprendre. Peut-être qu’enfin vous allez arrêter de m’achaler chaque fois que je sors prendre l’air avec elles, que vous ne viendrez plus me déranger pour me dire à quel point elles sont mignonnes ou pour me demander si je trouve ça difficile, avoir trois bébés. La réponse vous apparaîtra évidente. 

jeudi 1 novembre 2012

Les petits monstres


Par où commencer ? Je ne trouve plus le début. D’où partir pour réussir à exprimer mes pensées ? Je les accumule depuis trop de jours, trop de mois, sans jamais avoir le temps de les formuler, les digérer, les rendre au monde. Elles forment maintenant un amalgame pêle-mêle et douloureux, une boule d’angoisse dure et opaque.

À trop retenir les mots, on finit par créer des monstres.

Mon état d’esprit n’a pas beaucoup changé depuis la dernière chronique laissée sur ce blogue. Au mieux a-t-il empiré. Je me sens dégénérer, craquer, exploser. Si la folie était liquide, on pourrait la voir suinter de mes pores, laisser des traces gluantes sur le sol après chacun de mes pas. On pourrait croire que j’ai chaud, que je sue, que c’est normal, avec trois bébés, il faut courir à gauche et à droite, des journées aussi remplies, ça vous élève une température corporelle, mais non, cela n’a rien à voir avec la fièvre des horaires trop chargés. Je ne suis pas simplement débordée : je suis dépassée.

Je ne suis pas seulement la mère de trois petites filles : je suis une femme exténuée qui ne comprend plus ce qu’elle doit faire pour que sa vie redevienne vivable.

Aujourd’hui, F. m’a intimée de rester à la maison pour prendre du temps pour moi, tandis que lui est retourné à l’hôpital prendre soin de Léa, Alice et Béatrice. Parce que oui, elles sont encore à l’hôpital. Elles sont nées le 18 avril 2012 ; nous sommes le 1er novembre, plus de six mois après leur naissance, et entre les deux, elles ont passé à peine un mois avec nous à la maison.

Nous sommes le 1er novembre, jour des morts. Jour des sous-la-terre, jour de ceux pour qui s’est terminé depuis longtemps, jour des corps qui se reposent. Faut-il attendre la mort pour avoir deux minutes à soi ou cela est-il possible un peu avant ? Parce que je n’ai pas pour projet de mourir bientôt, or, j’aurais vraiment, mais alors vraiment besoin de repos.

Mes petits monstres, je les aime, d’un amour brûlant et inexplicable, toutefois, en ce moment, je n’aurais aucune gêne à les laisser au plus offrant. Je m’abstiendrai évidemment de dire à l’acheteur que le modèle vient avec quelques petits défauts de fabrication, que ceux-ci devraient s’estomper avec le temps mais que d’ici là, faudra endurer les demoiselles comme elles sont. Malheureusement, la DPJ et la Protection du Consommateur n’ont toujours pas conclu d’entente et il n’existe aucune garantie prolongée sur les bébés.