J’ai toujours été angoissée par
l’avenir. Je suis une personne très organisée qui prend plaisir à tout
planifier mais, surtout, qui a besoin
de tout organiser, afin de gérer sa crainte du futur étranger. Ne pas savoir ce
qui m’attendait, ignorer si les choix que je faisais auraient les conséquences
souhaitées sur mon avenir, l’incertitude de posséder tout ce qu’il faut pour
affronter les imprévus, tout cela m’a souvent causé des nuits d’insomnie
lorsque j’étais adolescente. Maintenant, je contrôle beaucoup mieux mon
angoisse et j’accepte plus facilement de me laisser porter par la vague, même
si j’ignore où elle finira par m’amener. Malgré tout, réside en moi la peur de
ne pas avoir le temps de réaliser tous les projets que j’ai en tête.
Dernièrement, j’ai compris que je
devais me débarrasser définitivement de cette peur. Qu’il me faudrait apprendre
une bonne fois pour toute à faire confiance à la vie – pas seulement faire
semblant de lui faire confiance. J’avais vaguement pris cette résolution au
cours des dernières semaines de 2011, or, le début de 2012 me force à en faire
carrément ma devise de vie. Je ne peux plus me permettre d’être effrayée par
l’inconnu. Je dois l’envisager comme un phénomène positif, une source
d’étonnement et d’extase. Parce que l’inconnu est désormais au centre de ma
vie. Même mon présent se conjugue dorénavant à l’inconnu.
En novembre dernier, j’ai
découvert avec grande joie que j’étais enceinte. F. et moi avions décidé de
commencer à essayer de procréer uniquement le mois précédent et, déjà, un petit
embryon avait accepté de s’accrocher aux parois de mon abdomen. Je fus
agréablement surprise de constater à quel point il pouvait être facile de
donner la vie et soulagée d’apprendre par le fait même que nous ne faisions pas
partie des gens qui éprouvaient des problèmes de fertilité ! Mon début de
grossesse s’est bien déroulé, mis à part quelques nausées et une grande
fatigue, tout ce qu’il y a de plus normal, quoi. Lors de ma première rencontre
avec la gynécologue italienne (aller voir le médecin n’est pas la chose que je
préfère dans la vie, et disons qu’aller voir le médecin dans une autre langue,
ça ne m’aide pas à apprécier l’expérience !), j’ai pu entendre le cœur de
mon poupon battre dans mon ventre et une grande émotion s’est emparée de moi.
De nous. F. allait devenir papa, c’était maintenant officiel, nous avions
entendu la vie battre au creux de mon corps.
Le 27 décembre, j’avais
rendez-vous pour ma toute première échographie. J’avais extrêmement hâte qu’on
me confirme que mon bébé se développait normalement afin de pouvoir annoncer la
nouvelle officiellement à tous mes amis. À peine trente secondes après m’être
couchée sur la table de l’échographiste, ma vie a chaviré.
J’ai déjà une nouvelle pour
vous : ils sont deux. Tels furent ses mots. Premier choc. Un
beau choc, mais un choc tout de même. Mes sœurs étant jumelles, j’avais
toujours envisagé la possibilité de moi-même un jour donner naissance à des
jumeaux, mais tout de même, on n’est jamais tout à fait préparé à ce genre
d’annonce. F. a pris ma main et m’a flatté les cheveux. Moi, je suis partie à
rire. D’un rire nerveux et incontrôlable.
Par la suite, pendant cinq
minutes qui m’ont paru interminables, l’échographiste a scruté son écran, le
front plissé, la main sur le menton et le regard interrogateur.
Vraisemblablement, quelque chose n’allait pas. F. a demandé ce qui clochait. Rien. Tout va bien. Seulement, je ne suis
plus si sûr qu’ils sont deux. Je pense en fait qu’ils sont trois. Deuxième
choc. Encore plus grand que le premier. Reprise de mon fou rire incontrôlable.
Spasmes d’émotions. F. a soudainement ressenti le besoin de s’asseoir. Même l’échographiste
semblait bouleversé. Des triplés naturels, qui n’ont pas été conçus à la suite de
cures de fertilité ou de fécondation in vitro, c’est un événement extrêmement
rare. L’homme à la chemise blanche n’en revenait pas plus que nous.
L’échographe n’était pas très puissant,
mais après une demi-heure de scrutage d’abdomen, l’homme a quand même pu nous
confirmer qu’il y avait présence de trois fœtus. Il était incapable de nous en
dire plus, car son écran ne lui permettait pas de voir davantage de détails,
c’est pourquoi il nous a pris un rendez-vous pour la semaine suivante à
l’hôpital, qui possède des équipements plus précis, afin que nous puissions
mieux comprendre la situation. Mieux comprendre quel genre de party se
déroulait dans mon ventre.
F. et moi sommes sortis de là
abasourdis. Il faisait un soleil splendide dehors. Aveuglant. Nous ne
comprenions plus rien. Que venait-il de se passer ? Nous étions rentrés au
consultorio en étant convaincus que
ma grossesse serait des plus sereines, tout fiers d’être les futurs parents
d’un joli petit bébé, et nous en sommes ressortis avec un diagnostic de
grossesse multiple à haut risque.
J’ai mis deux jours à me remettre
de mon traumatisme. L’adrénaline retombée, une fatigue immense s’est emparée de
moi. Soudainement, je ne me sentais plus si bien. Les discours pessimistes des
médecins faisaient leur petit bonhomme de chemin en moi. Risque d’accouchement prématuré. Risque accru de malformations. Risque
de complications encore plus élevé si deux des bébés partagent le même placenta.
Amniocentèse. Trisomie. Réduction embryonnaire. Autres belles paroles
négatives. Autres beaux discours pleins de désespoir.
Nous (moi et mes trois fœtus)
sommes allés passer la deuxième échographie mardi dernier. Cette fois-ci,
l’image était beaucoup plus claire. J’ai pu voir mes petits chats sautiller, se
donner des coups de poing et faire des grimaces, fâchés qu’on trouble leur
sommeil paisible. Deux d’entre eux voyagent effectivement dans le même
placenta, ce qui signifie que ce sont des jumeaux identiques. L’autre navigue
en solo, dans son petit navire juste à lui. Les trois ont tous leurs morceaux. Six
jambes, six bras, trente orteils et trente doigts minuscules. Leurs cœurs
battent normalement et tous se développent à un rythme similaire. Pour l’instant,
ils ont les mêmes proportions qu’un fœtus « standard » qui évolue
seul dans le ventre de sa mère. Ce qui explique pourquoi j’ai déjà une bedaine,
après à peine 13 semaines de gestation.
Au départ, F. et moi projetions de
rester en Italie jusqu’à l’accouchement, initialement prévu pour la mi-juillet,
et revenir au Québec environ un mois après la naissance du bébé, pour lui
laisser le temps de comprendre dans quel monde il venait de débarquer et,
surtout, de connaître un peu ses grands-parents italiens. Or, maintenant, nos
beaux plans ne tiennent plus la route. Retourner au Québec avec trois bébés,
trois sacs à couches, trois tout, plus nos immenses valises, je ne suis pas
sûre que je réussirais. De plus, les bébés seront presque assurément
prématurés, ils auront donc besoin de soins spéciaux et s’il y a des
complications, nous serions « prisonniers » de l’Italie. Il y a pire
destin que celui d’être prisonnier de l’Italie, je sais, mais F. et moi voulons
vraiment faire notre vie au Québec.
Ce voyage en sol italien se
voulait une expérience, une brèche dans notre destin d’adultes responsables qui
un beau jour devront se trouver un vrai boulot, une vraie maison, une vraie
vie. Nous savions depuis le début que ce serait temporaire, même si nous ne
fermions pas complètement la porte à la possibilité de prolonger notre séjour
de manière indéfinie. L’idée d’être obligée de rester ici pour des raisons hors
de mon contrôle ne m’enchante pas vraiment. Je préfère donc revenir chez moi
pendant qu’il en est encore temps. Et selon les médecins, c’est maintenant que
ça se passe. Le plus vite nous serons de retour au Québec, le mieux ce sera.
Nous avons acheté nos billets
d’avion avant-hier : nous rentrons au pays le 3 février. Mais ça, c’est si
tout se passe comme nous le souhaitons. Car depuis quelques semaines, il semble
que plus rien ne se déroule comme nous l’avions prévu.
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