C’est probablement le commentaire que nous recevons le
plus souvent de la part des quidams que nous croisons dans la rue, à la
pharmacie, chez le médecin, au parc ou au centre commercial lorsque nous
sortons avec nos triplées : « La famille est faite ! » Après
s’être exclamés « Oh ! mon dieu, trois, ça doit être de la job, vous
êtes courageux ! », les gens nous servent presque automatiquement
cette phrase cliché « En tout cas, votre famille est faite ! »
Mais qu’est-ce que vous en savez ?!
Pourquoi le fait d’avoir eu trois enfants en même
temps signifierait-il automatiquement que nous n’en voulons pas d’autres ?
Peut-être que c’est le contraire, peut-être que ça se passe bien et que ça nous
a juste donné envie d’en faire encore et encore, des bébés ? Qui sont ces
inconnus pour présumer combien d’enfants nous désirons et déclarer que trois,
c’est bien assez ?
En vérité, F. et moi, nous ne le savons pas. Nous
n’avons pas pris de décisions en ce sens. La « shop » n’est pas
encore officiellement fermée. En attendant, nous prenons d’autres mesures pour
ne pas nous retrouver immédiatement avec un autre poupon tout frais sur les
bras, mais dans deux ou trois ans, nous ne disons pas non. Nous verrons bien
rendus là. Il se pourrait que nous préfèrerions nous « contenter » de
nos trois merveilles, comme il se pourrait que nous nous lancions dans la folle
aventure d’en avoir une ou deux autres.
Au Québec en 2011, l’indice synthétique de fécondité,
c’est-à-dire la moyenne d’enfants par femme, était de 1,69. Un peu plus qu’un
bébé et demi par madame. C’est ça, la note de passage. Si tu réussis à faire
ça, tu passes ton cours d’individu socialement acceptable. Si t’en fais moins,
tu vas te faire pointer du doigt et devras te taper des classes de
rattrapage ; si t’en fais plus, tu seras catégorisée comme « bolée »
et risque de souffrir d’ostracisme tout le reste de ta vie. J’exagère à peine.
Je connais des femmes dans la trentaine qui n’ont pas
d’enfants et qui ne projettent pas en avoir ; chaque semaine, si ce n’est
pas chaque jour, elles sont confrontées au jugement condescendant des autres
femmes qui ne comprennent pas comment elles font pour se sentir complètes et
accomplies sans avoir de descendants. On ne comprend pas POURQUOI. Pourquoi tu
n’as pas fait de z’enfants ma pauvre ? T’as pas trouvé le bon avec qui les
faire ? T’es pas fertile ? T’es trop égoïste ? T’as préféré tout
miser sur ta carrière ? Tu trouves pas ça cute, les z’enfants ? En
tout cas, y’a sûrement quelque chose qui cloche avec toi.
Pis moi, ben j’en ai fait un peu trop. 1,31 au-dessus
de la moyenne. Non mais, qu’est-ce qui m’a pris ? Je me pense meilleure
que les autres, c’est ça ? Dans mon cas, c’est légèrement différent, je
n’ai pas tout à fait choisi d’avoir 3 enfants (si j’en fais plus par contre,
là, je vais porter le blâme à 100 %), mais toutes ces femmes qu’on voit se
trimballer avec deux, trois, quatre, voire cinq mini clones accrochés à leurs
baskets, elles, elles l’ont cherché, le trouble. Pourquoi elles ont fait autant
de bébés ? Elles voulaient juste toucher les allocations familiales du
gouvernement et se payer des caisses de Coors Light avec les sous ? Elles
ne savent pas que la contraception existe ? Elles ont été brainwashées par
la religion ? Elles ne sont pas au courant que le féminisme est passé par
ici et nous a libéré du joug patriarcal qui nous obligeait anciennement à
accoucher comme des lapines jusqu’à ce que mort s’en suive ?
Je caricature. À peine.
On vit dans un monde où la norme est très forte et ne
pas s’y conformer, d’un bord comme de l’autre, est considéré comme un acte
rebelle. On cherchera automatiquement ce qui ne va pas avec nous si nous ne suivons
pas les dictats de notre belle société donc ben ouverte sur la différence
(sic).
Dans la vie, il faut :
-
Étudier. Aller à l’université, si
possible. Mais pas trop longtemps. Parce qu’un trentenaire qui traîne encore
sur les bancs d’école n’est rien d’autre qu’un indésirable profiteur. Et
surtout, il faut étudier « la bonne chose ». Un domaine utile. La
comptabilité, tiens, ça, ça sert à quelque chose. Laisse faire la littérature
mon p’tit pet, c’est pour les perdus sans ambition.
-
Se caser. C’est correct si tu te maries
pas, c’est même mieux ainsi (sérieusement, les gens qui s’épousent encore
aujourd’hui en 2013, ils ne sont pas un peu rétrogrades ?), mais
arrange-toi pour t’accoter au moins. Pis attends pas à 37, 40 ou 42 ans pour le
faire. Rendu là, tu vas avoir l’air d’un désespéré si tu oses encore cruiser
dans les bars.
-
Avoir une bonne job. 30 000$ par année,
c’est pas assez. Vise plus haut, sois idéaliste un peu, bon sang ! 40
000$, bof, 50 000 $, là tu commences à parler. Mais ne viens pas nous
demander pourquoi il t’en reste à peine la moitié dans tes poches à la fin de
l’année. On a des gouvernements conservateurs à faire rouler, nous.
-
Voyager. Mais pas trop, ça non plus. Oublie
pas que tu dois travailler au moins 50 semaines par année pour être rentable. Tu
ne voudrais pas avoir l’air d’un romanichel. Une p’tite semaine dans le Sud une
fois par année, ça va te recrinquer. Change de pays à chaque année par contre,
après la République Dominicaine, tu essaieras le Mexique, pis Cuba, pis la
Jamaïque, pis Haïti, tiens, c’est rendu cool d’aller à Haïti maintenant, comme
ça, tu vas pouvoir piner des punaises un peu partout sur la mappemonde accrochée
dans ton bureau, ça va impressionner tes invités.
-
Faire des enfants. Pas trop jeune (tomber
enceinte à 18 ans, c’est une plaie), ni trop vieux (39, ishhhh, t’es sûre que
tes ovaires fonctionnent encore comme du monde ? Un trisomique c’est si
vite arrivé, t’sais)
-
Etcetera, etcetera.
Il y a des exceptions à toutes ces règles, bien sûr.
Il y a des gens qui vivent très bien tout en étant nomades, sans enfants,
travailleurs autonomes et célibataires. Généralement, on les retrouve sur les
cover des magazines à potins. On ne devrait pas essayer de les imiter à la
maison. Ces gens-là, ils existent pour nous faire rêver, pas pour nous donner
l’exemple.
Il y a aussi tous ceux qui s’en contrefichent de ce
qu’on attend d’eux et qui font à leur tête. Ils se construisent une vie à leur
image, loin de tout ce qu’on tente de leur imposer comme régime, mode, destin.
J’en connais plein, de ces personnes. J’en suis devenue une, sans le vouloir.
En faisant une maîtrise en littérature, en me mariant à 27 ans, en choisissant
de devenir écrivaine, en n’ayant aucune sécurité d’emploi, en me choisissant
pour compagnon de vie un Italien qui m’a fait trois bébés. Et je vous le
confirme, ce n’est pas facile tous les jours de ramer à contre-courant.
Souvent, je me demande moi-même pourquoi je me la
complique autant, la vie. En faisant toujours des choix contre-intuitifs, des
choix pas du tout socialement responsables parce que chaque fois, ils
m’éloignent du beau p’tit fil conducteur de la normalité. Je n’ai pas à chercher
bien loin en fait pour savoir d’où me vient ce caractère
« dissident ».
Ma mère a eu quatre enfants et a été femme au foyer
jusqu’à son divorce à la fin des années 90. Dans les années 80, c’était aussi
sinon plus inhabituel qu’aujourd’hui. Le féminisme sans soutien-gorge des
années 70 n’était pas bien loin et ma mère se faisait constamment dévisager par
les femmes libérées qui l’entouraient. Celles qui travaillaient 60 heures par
semaine et qui engageaient des femmes de ménage pour mettre en ordre leur belle
maison de banlieue. Ma mère faisait de l’ordre toute seule. Elle cuisinait,
nous accueillait à la maison pour l’heure du dîner, elle nous éduquait, nous
cousait des vêtements quand elle avait un peu de temps libre. Et oui, une mère
au foyer est occupée au point où elle aussi, elle en manque, du temps. Ma mère
n’est ni paresseuse, ni anti-féministe, ni ultra-catholique, contrairement à ce
que ses contemporains pouvaient penser d’elle. Elle était juste mère au foyer.
La fière mère au foyer de quatre enfants qu’elle avait désirés de tout son cœur
et qu’elle élevait du mieux qu’elle le pouvait. Aussi con que cela puisse
paraître, cela faisait d’elle une anticonformiste.
Et moi, à ma manière, je suis sa voie. Ça fait que
non, contrairement à ce que vous croyez, il est loin d’être certain que ma
famille soit faite.
J'adore ton texte! C'est si vrai!
RépondreSupprimerJe ne compte plus les "pourquoi deux bacc et une maîtrise pour finir à la maison avec ta meute?"
J'ai causé un drame familial à la naissance de no4 en refusant le cadeau d'une tante qui s'était plaint à ma mère que je faisais des bébés pour avoir des cadeaux.
"Tu dois vraiment faire de l'argent avec le gouvernement!" Ben oui! Tellement...
"Wow, ton chum il fait vraiment beaucoup d'argent pour que tu sois à la maison!" Bah.. Il gagne pas le salaire minimum mais on a fait des choix. On a vrai-ment fait des choix(comprendre des concessions) pour y arriver. On a accepté de se passer de certaines choses. Pu capable non plus des "on pourrait pas financièrement nous". Quand on veut, on s'arrange... Ça dépend on est prêt à quoi!
Avec 4 enfants j'ai droit soit à"la famille est finie, hein?" Ou au "quoi??? Vous arrêtez là??!!" Pas de milieu... Ou si rarement...
Chère Geneviève,
RépondreSupprimerFaire des bébés pour avoir des cadeaux, c'est une des meilleures que j'ai entendues!
Peu importe ce qu'on fait, il y aura toujours des gens pour nous critiquer, pour dire qu'on le fait mal, qu'on le fait trop fort, ou pas assez. Des inconnus, mais aussi des amis, des membres de la famille, qui se permettront de juger nos choix, notre mode de vie. Un des grands défis, finalement, c'est d'apprendre à faire fi de tout ça.
Il faut se consoler en disant qu'on n'est pas seul et que quelque part, il y a aussi des personnes qui nous comprennent :)
Étant donné que les femmes qui n'ont pas d'enfant au Québec font partie d'une petite statistique de 10% (alors que dans les années 20, elles étaient autour de 30% avec toutes les religieuses et enseignantes qu'il y avait!), elles sont nécessairement pointées du doigt, surtout qu'on idéalise l'enfant maintenant. Bébé=accomplissement, bonheur.
RépondreSupprimerLa conformité des normes, ça fait un petit bout qu'on ne la respecte plus non plus, ici aussi. ;)