Il nous est dorénavant impossible
de sortir de chez nous sans nous faire aborder par quelque quidam curieux qui
veut voir de quoi ça a l’air de proche, des triplées. « C’est donc ben
spécial. » Oui, merci. Vous aussi monsieur, vous m’avez l’air un peu spécial.
« Je peux-tu les toucher ? » Euh, non. Moi, je peux-tu toucher
vos parties intimes tant qu’à faire? « C’est vous qui avez accouché les
trois ? » Ben oui, ‘gard donc. Imaginez-vous que c’est un peu ça le
concept des triplées : les avoir les trois en même temps. « Ah! ma
pauvre madame, ça doit pas toujours être évident, hein ? Moi, j’ai
toujours rêvé d’avoir des jumeaux. Mais des triplés, ouf, pas sûr. » Merci
pour les encouragements, vraiment, c’est trop.
Qu’on nous approche, qu’on nous pose des questions, qu’on nous dévisage à la limite, ça ne me dérange pas trop. J’ai déjà appris à fuir poliment les conversations indésirables et à faire comprendre à ces inconnus à la curiosité piquée qu’une maman de triplées, ça a autre chose à faire que de jaser sur le coin de la rue avec des voisins avides de potins enfantins. Cependant, ce que je ne tolère absolument pas, ce sont ces autres étrangers qui nous prennent littéralement pour des phénomènes de foire, qui nous pointent du doigt sans vergogne et qui jasent de nous en faisant comme si nous n’y étions pas.
« Hein, t’as-tu vu, j’pense
que c’est des triplées. Ayoye. Ça doit être de la job en tabarnak. Je me
demande si c’est naturel. » Naturel 100% mon homme, comme les saucisses
Country Naturals de Schneiders. Pis comme le coup de poing que je m’apprête à
te mettre dans la face parce que ton manque de respect me booste les hormones post-natales. C’est la masturbation qui rend
sourd mon ami, pas le fait d’avoir des bébés. Ça fait que j’entends tout ce que
tu dis. Retourne donc te branler le manche pis laisse-nous tranquilles, ma
petite famille et moi, s’te plaît.
L’infériorité numérique, c’est
mon impuissance devant l’attitude désobligeante de ces tarés. C’est également le
faible nombre de cellules que compte le cerveau de certaines personnes – celles
qui croient qu’elles peuvent tout se permettre sous prétexte qu’elles sont face
à un phénomène rare et étonnant.
N’empêche que la majorité des
gens sont gentils avec nous et prennent simplement le temps de nous féliciter.
On nous répète souvent à quel point nous sommes des parents extraordinaires,
que peu de gens réussiraient à faire ce que nous faisons et, surtout, à
résister en tant que couple au cœur de toute cette adversité. Grande
prématurité, maladie, hospitalisations fréquentes, virus, c’est vrai que nous
sommes passés au travers de plusieurs choses au cours des derniers mois.
Toutefois, nous ne croyons pas que cela fait de nous des êtres d’exception. Nous
prenons les compliments qui nous sont si gentiment adressés, or, nous savons
que nous sommes loin d’être des saints. Nous faisons ce que nous pouvons, tout
simplement. Et souvent, ce n’est pas suffisant. Souvent, il nous faudrait faire
encore plus, encore mieux.
Le mieux devra attendre, car il
faut parfois aller dormir.
Nous n’avons rien d’exceptionnel,
non. Nous aussi, nous avons envie de jeter nos enfants contre les murs parfois.
Ma coche, je la pète. Souvent. Cette semaine, j’ai crié. Hurlé. Contre Béatrice,
entre autres, qui refusait de boire son biberon, une fois de plus
(l’alimentation n’est pas chose simple pour nos trois poupounes, c’est plutôt
un combat de tous les jours). Je lui ai lancé des paroles méchantes, des mots
que je ne pensais qu’à moitié, mais que je devais tout de même dire, pour me
libérer, exorciser ma frustration, mon impuissance, ma fatigue. Béatrice, qui
pleurait pendant que je lui gueulais dessus. Béatrice la martyre. C’est elle
qui finira par se faire béatifier par le pape, pas moi. Sainte Béatrice de
Lévis. Nom prédestiné.
Je réécouterais les propos que
j’ai tenus alors et j’en braillerais probablement tellement ils n’étaient que
rage et douleur. Pauvre petite, ce n’était pas sa faute. Ce n’est jamais de
leur faute, aux bébés. Ils ne comprennent pas ce qui se passe la majorité du
temps, ils doivent gérer tant de choses à la fois, apprendre à reconnaître la
faim, la douleur, la peur, à cohabiter avec elles, à les communiquer
adéquatement. Apprendre à vivre demande patience et abnégation. Toutefois, nous
ne pouvons demander à un nourrisson de faire preuve de telles qualités. Il en
revient donc aux parents d’en faire montre à leur place.
Ce n’est pas leur faute, non. Si
elles sont trois. Bien que parfois, lorsqu’elles chialent toutes en chœur et
que chacune réclame mon attention, je leur dis, le cœur plein d’ironie : « Vous
aviez juste à y penser deux fois avant de vous foutre dans mon ventre toutes en
même temps. À c’t’heure, attendez votre tour. » Ça non plus, on ne peut
pas exiger d’un bébé qu’il le comprenne : le concept de l’attente. Alors
on doit endurer ses pleurs et faire comme si elles n’existaient pas. On console
l’enfant qui nous apparaît en avoir davantage besoin dans l’immédiat et on
essaie de divertir les deux autres en leur faisant des grimaces ou en swignant leur chaise vibrante avec le
pied. Hiérarchisation des souffrances. Jonglerie parentale.
Chez nous, le système de l’offre
et de la demande est complètement débalancé.
F. et moi sommes en infériorité
numérique. Deux parents contre trois enfants. Nous ne remporterons jamais la
partie, car nous serons toujours désavantagés. Les filles auront
immanquablement raison, tandis que nos arguments ne pourront qu’être
constamment déboutés par nos petites pestes entêtées. Aucun arbitre ne tranchera
jamais en notre faveur. Car les gens autour auront toujours tendance à donner
raison à nos filles et à leurs jolis minois. « Vous êtes durs avec elles.
Moi, si j’étais vous, je ne ferais pas ça de même. » Ah ouain ? Ben tenez
ma p’tite dame, si vous savez tant que ça quoi faire, eh bien, faites-le.
Gardez-les deux heures, mes filles. Deux heures. Pis vous allez voir c’est
quoi, ne pas avoir le gros bout du bâton. Vous allez revenir en rampant et en me
suppliant de les reprendre. Peut-être qu’enfin vous allez arrêter de m’achaler
chaque fois que je sors prendre l’air avec elles, que vous ne viendrez plus me
déranger pour me dire à quel point elles sont mignonnes ou pour me demander si
je trouve ça difficile, avoir trois bébés. La réponse vous apparaîtra évidente.
Crier. Hurler. Fesser dans le mur. Oui. J'ai fait ça aussi. Pour la même raison que toi, qui me semble si stupide 12 mois plus tard. Merci d'en parler.
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