C’est quand on perd l’usage d’un
de ses membres que l’on se rend compte à quel point celui-ci nous est
indispensable. Les gestes les plus banals deviennent un calvaire insupportable
et prennent dix fois plus de temps à poser; mettre du dentifrice sur sa brosse
à dents, enfiler un chandail ou sa petite culotte (le soutien-gorge, on n’y
pense même pas; à une main, c’est impossible), couper son steak et même dormir nous
apparaissent comme de décourageantes aventures.
Malgré toutes les difficultés que
j’éprouve au quotidien en raison de mon poignet fracturé, je reste positive en
me disant que cette situation n’est que temporaire, qu’éventuellement, je
retrouverai mon cher bras gauche. D’autres n’ont pas cette chance; à la suite
d’une maladie ou d’un accident, on a carrément dû leur amputer un bras ou une
jambe, voire tout à la fois. Je pense entre autres à Marie-Sol
St-Onge, cette jeune artiste peintre, mère de famille, qui a été touchée par
la bactérie mangeuse de chair en mars dernier, à la suite de quoi elle fut
amputée des quatre membres. Chaque fois que je vis une journée difficile, j’ai
une pensée pour cette femme et sa famille, si courageuses.
Même si je sais que ma situation
n’est pas la pire d’entre toutes, il m’arrive d’être envahie par la frustration
et le découragement. S’il ne s’agissait que de moi, de l’impact que cette
blessure a dans ma vie, je l’accepterais probablement mieux. Mais c’est que
tout cela a une incidence directe sur mes trois petites filles, de qui je ne
puis plus m’occuper convenablement. Je réussis à les bercer, une à la fois, et,
au prix d’un peu de douleur, à les faire boire, mais sans plus. Je ne parviens ni
à les habiller, ni à changer leur couche, ni à préparer leurs biberons. Pour
cela, je dois compter sur mon formidable F., qui en a plein les bras en ce
moment, c’est le cas de le dire. En plus de ses trois petites fées, il doit
prendre soin de sa femme, lui faire à manger, lui donner son bain (essayez donc
de vous laver la tête à une seule main, sans mouiller votre pansement, bien
entendu). On dit qu’avoir un enfant est une épreuve pour un couple; en avoir
trois d’un coup, quatre si on compte la mère éclopée, ça vous teste la solidité
conjugale pas à peu près.
Vivre d’une seule main, c’est une
chose; vivre sans ce contact privilégié avec mes filles, sans pouvoir me
dévouer entièrement à elles, c’en est une autre, beaucoup plus pénible. Quand
Léa crie de douleur parce qu’elle a des coliques, que Béatrice se tortille
parce qu’elle a faim ou qu’Alice me réclame parce que sa couche est pleine et
que je ne peux rien faire d’autre que de leur caresser le front en leur disant
que papa s’en vient, mon cœur de mère veut exploser de colère.
Durant ma grossesse, en raison
des risques qu’elle représentait, j’ai dû apprendre l’abnégation et la
patience. Depuis que mes filles sont nées, il y a maintenant plus de trois
mois, je continue de travailler ma patience, en plus de développer ma foi – en
la vie, en la nature, en tout ce qui est plus grand que moi et qui décide, au
final, de mon sort et de celui de mes petites. Avec une patte en moins, je suis
forcée d’apprendre à déléguer, à laisser les autres faire les choses à ma place,
à leur manière – pas évident pour une indépendante perfectionniste de mon
espèce. Ma situation m’oblige également à me détacher de ce qui se passe, à
garder une distance entre moi et les évènements, afin de ne pas me laisser
emporter par les émotions. Le déni est pour moi une question de survie.
Probablement parce qu’elles sont
nées prématurément, que dès leur arrivée dans cette vie j’ai expérimenté la
peur et l’impuissance, que j’ai vécu leurs premiers mois loin d’elles, une
trâlée de médecins et d’infirmières me séparant de leurs corps fragiles, je
suis déjà hautement consciente que mes filles ne m’appartiennent pas. Elles ont
un destin bien à elles. Leur individualité et leur caractère sont déjà bien
dessinés et peu importe mes tentatives pour les protéger des dangers, je ne
pourrai jamais les soustraire à ce grand cirque imprévisible qu’est
l’existence. Ce sera à elles de se battre, de décider ce qui est bon pour
elles, de choisir ce qu’elles veulent être. Moi, je ne pourrai que les
soutenir, les accompagner, m’assurer qu’elles possèdent les outils nécessaires
pour réaliser leur dessein.
Au fond, à partir de maintenant,
poignet fracturé ou pas, je ne vivrai plus que d’une seule main; de la droite,
je vaquerai à mes occupations, écrirai, créerai, tâcherai de fabriquer du
meilleur avec ce monde en débâcle qui est le nôtre et de la gauche, je
veillerai sur mes filles. Ma paume sur leur tête, une présence, un souffle, une
partie de moi sera toujours avec elles, même lorsqu’elles se trouveront à
l’autre bout de la planète – car elles seront inévitablement de grandes
voyageuses. Parfois, j’oserai un doigt qui pointe le chemin. Or, ces routes que
je leur proposerai, elles ne seront jamais tenues de la suivre. Ma main leur
servira uniquement d’inspiration et de réconfort.
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