Hier soir, Alice a eu
la brillante idée de se foutre un grain de pomme grenade dans la narine droite.
Au début, elle trouvait ça drôle, puis quand elle a compris que ça ne
ressortait pas aussi facilement que c’était entré, ce bidule-là, elle a
commencé à rire jaune. Au bout d’une minute, j’ai fini par être capable de lui
extirper le fruit qui lui entravait les sinus. Tout le long de l’intervention,
je ne pensais qu’à une chose : s’il vous plaît, petite pomme grenade, sors
de là, car je n’ai vraiment pas envie de passer la soirée à l’urgence à cause
de toi. Une pomme grenade dans la narine. Tu parles d’une raison débile pour
aller à l’hôpital.
Ce matin, en revoyant
dans ma tête l’image de la petite Alice au prise avec sa graine rouge sang dans
la narine, je me suis rendu compte que c’était notre situation à tous en ce
moment : nous avons une grenade en travers de la gorge. Un engin à
l’allure inoffensive, qu’on nous présente même comme étant bon pour nous,
mais qui menace de nous étouffer lentement.
Notre pomme grenade
collective se nomme austérité.
Depuis plusieurs
semaines, je vis un grand malaise physique. Je ne me sens pas bien. Je mettais
ça sur le dos de l’automne. Mais ce n’est pas la faute à novembre. Plutôt celle
du manque de lumière de nos élus. La noirceur qui habite le cœur de ceux censés
nous gouverner avec lucidité et transparence. Leur cupidité me rend malade.
Littéralement. J’ai l’impression constante qu’un homme invisible a posé ses
mains sur mon cou, l’encercle avec une force modeste mais soutenue, juste assez
puissante pour me rappeler sa présence, mais pas assez brutale pour nuire
véritablement à ma respiration. Je vis encore, mais toujours dans cette
étreinte obligée.
J’ai passé le weekend
dernier au Salon du livre de Montréal. Durant ces 48 heures, oui, j’ai signé
des exemplaires de mon roman, vendu des livres, jasé littérature, mais j’ai
surtout discuté société, consolidation et incompétence ministérielle. Sur
toutes les lèvres, dans tous les apéros, autour de toutes les tables, il n’y
avait que ce sujet, dramatique s’il en est un – et non pas au sens théâtral du
terme : l’austérité. Les coupures. La fin de l’accès universel aux CPE, le
projet de loi 3 sur les régimes de retraite, les coupes drastiques que subit
Radio-Canada, la mort du programme d’aide pour la procréation assistée, le
dégraissage de l’État, l’hostie d’équilibre budgétaire, la mise à pied des
jeunes fonctionnaires ou la précarité comme nouvelle forme de permanence, la
privatisation des services. Toutes les sphères sociales sont touchées, toutes
les classes. Personne n’échappe à la sordide machine politique qui fait tout
sauf travailler pour le bien commun.
Toujours au Salon du
livre, tandis que j’étais à bouquiner dans le kiosque Dimédia (j’en profitais
pour acheter tous les ouvrages que je ne suis pas en mesure de me procurer au Renaud-Bray de Lévis, t’sais), j’ai entendu deux hommes converser derrière moi.
Je n’ai pas vu leurs visages, j’ai seulement entendu leurs paroles pleines de
découragement.
- Hey, salut
! Comment tu vas ?
- Oh, moi,
personnellement, je vais bien. Mais socialement, ça ne va pas du tout.
Nous en sommes rendus
là. À la fameuse question rhétorique « Ça va ? », nous sommes
devenus incapables de répondre le convenu « Oui, et toi ? ».
Nous n’avons plus le choix de dire à quel point nous sommes inquiets. Nous ne
pouvons plus faire semblant. Il faut parler. Mais surtout, il nous faut agir.
Nous avons besoin de
gestes concrets, de solidarité. Ce ne sont pas nos ceintures qu’il faille
serrer, mais nos coudes. Passer au travers de cela ensemble. Pour lutter contre
la sacro-sainte austérité qui a pour synonymes, ne l’oublions pas, la dureté,
la froideur, la gravité, la mortification, la pénitence, la raideur, le
renoncement, la rigidité, la rudesse, la sècheresse, la tristesse et, surtout,
le jansénisme.
Jansénisme : Doctrine chrétienne
hérétique sur la grâce et la prédestination, issue de la pensée de Jansénius
(exposée dans son ouvrage l'Augustinus en
1640, interprétation de la thèse de Saint Augustin) et selon laquelle, sans
tenir compte de la liberté et des mérites de l'homme, la grâce du salut ne
serait accordée qu'aux seuls élus dès leur naissance.
Voilà qui explique
toutes les décisions que prennent nos représentants démocratiques (haha,
démocratie, laissez-moi rire). Ils sont convaincus non pas d’être des élus du
peuple, mais des élus d’un quelconque dieu, et ce, de manière innée et
incessible. Le pouvoir leur appartient. Ils sont destinés à la richesse, à l’imputabilité.
Ils demeurent au-dessus de tout ce que les autres hommes doivent respecter –
les lois, entre autres. Et ils ne travaillent que pour préserver leur place.
C’est contre cela qu’il
est nécessaire de se battre. Contre cette conviction que détiennent les gens au
pouvoir qu’ils sont irremplaçables, indélogeables. Il est venu le temps de les
ébranler.
C’est pourquoi demain,
samedi 29 novembre, j’irai manifester contre l’austérité. Avec les triplettes,
nous allons lancer des pommes grenades sur le parlement*.
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* Avis à ceux qui
pourraient percevoir cela comme une menace réelle : ça s’appelle une
métaphore.
À lire, pour compléter
la réflexion : le
superbe papier de Josée Blanchette dans Le Devoir d’aujourd’hui.
Eh bien, je suis contente que tu le dises, on se sent à peu près pareil ici. Quand je suis rendue à en parler dans les cartes de Noël que j'envoie à nos amis, c'est que ça me trouble pas à peu près...
RépondreSupprimerDe tout coeur avec vous autres (tu vois, on n'est jamais aussi seuls qu'on pense)! Valérie
P.-S. Le mien avait eu l'excellente idée, à peu près au même âge qu'Alice, de rentrer une arachide dans son beau petit nez. La joie... Et la même pensée que toi: non mais, on ne va pas se rendre jusqu'à l'hôpital, là!