Ceux qui me
connaissent le savent : j’adore manger. Et manger bien. J’adore cuisiner
aussi. Je peux sans problème passer une journée derrière les fourneaux. Voire
deux ou trois, quand vient le temps de faire des réserves à l’automne, par
exemple. J’ai cette passion pour la nourriture depuis toujours. Elle me vient
de mon père, qui l’a lui même héritée de ma grand-mère. Je parle beaucoup de
bouffe – particulièrement quand je suis déjà en train de manger. J’en parle
aussi beaucoup dans mes livres, surtout dans L’angoisse du poisson rouge (vous pourrez aller vérifier par
vous-mêmes dès demain, puisqu’il sortira enfin en librairies ! En
attendant, je vous sers un extrait tiré du chapitre qui s’intitule, justement, L’eau à la bouche).
« [Sergio]
passait ses journées à mimer le geste de tartiner de la marmellata sur un bout de pain à peine sorti du four, à s’imaginer
des casseroles pleines de ragù, à
caresser des prosciutti imaginaires.
Sa mère faisait de si bonnes frittate,
et que dire de ses gnocco fritto,
sans parler de ses fameux spaghetti alle
vongole ; impossible pour Sergio de désigner ce qu’il préférait entre
tous ces plats et ce qu’il avait le plus hâte de manger à nouveau.
Trop de choses
lui avaient manqué dans les dernières années pour qu’il soit en mesure de
désirer l’une d’elles en particulier. Il les voulait toutes. » (L’angoisse du poisson rouge,
p. 231)
Le rapport qu’on
entretient avec la nourriture en dit beaucoup sur ce qu’on est, je crois. (Je
n’aurais jamais sorti avec un gars capricieux qui n’aime pas le fromage de
chèvre, qui déteste les fruits de mer et qui hait les olives. J’aurais été trop
malheureuse avec lui, c’est sûr.) Oui, j’attache beaucoup d’importance à ce
genre de détails. Parce que ça révèle autre
chose. Tout comme l’explosion de blogues à vocation culinaire, la
multiplication de sites de recettes, et l’apparition incessante d’images de
bouffe dans mes fils d’actualité sur les réseaux sociaux en disent très long
sur notre société.
Je ne juge
absolument pas ceux qui fréquentent ces blogues, entretiennent ces sites ou
participent à la prolifération du food
porn. Je comprends très bien pourquoi et comment on peut devenir foodie – j’en suis probablement une qui
ne s’assume pas ! J’ai plusieurs amis qui s’adonnent à la critique de
restaurants dans leur temps libre ou qui partagent leurs coups de cœur
culinaires avec leurs connaissances Facebook. Je les aime, ces amis. Et leurs recettes
me font généralement baver. Mais cela n’empêche pas que je ressens un profond
malaise face à notre comportement culinaire.
J’ai l’impression
qu’on est tous rendus avec un trouble alimentaire compulsif.
C’est un trouble
qui paraît bien, qui n’a pas l’apparence d’un problème et qui se défend
facilement en société puisque ses symptômes sont plutôt
« sympathiques » - incapacité de ne pas s’exclamer devant une
assiette parfaitement montée aux couleurs appétissantes et au fumet ravissant,
tendance maniaque à toujours bien présenter ses repas, mêmes ceux du mercredi
soir avalés en tête à tête avec soi-même, difficulté à manger autre chose que
des aliments bio ou du moins, locaux, problèmes digestifs liés à
l’ingurgitation d’aliments de qualité moindre, palais capricieux qui ne prend
plus aucun plaisir à se rendre dans des restaurants qui n’ont pas obtenu un
minimum de 4 étoiles dans le Guide resto Voir, etc. Je souffre moi-même de tous
ces maux. Cela m’embête au point où je refuse de me lancer dans la vague foodie à corps perdu, sans me poser de
questions.
J’évite, autant
que faire se peut, de publier des statuts ou des photos qui concernent tout ce
qui rentre dans ma bouche ou dans celles de mes enfants. Je triche parfois à ma
propre règle, emportée par l’exaltation du moment et la jubilation de mes
papilles – j’ai triché hier, j’ai mis une photo de ma ratatouille sur
Instragram, je la trouvais vraiment trop appétissante pis j’étais donc ben
fière de la montrer à la terre entière. Mais pourquoi m’être imposée cette
règle ? Pourquoi refuser de participer au party ? Parce que, je le répète,
il y a quelque chose qui me rend profondément inconfortable dans toute cette
histoire.
Quoi
exactement ? Je l’ignore. Je réfléchis en même temps que j’écris. En fait,
j’éprouve le même malaise vis-à-vis les photos de bouffe que celui que
j’éprouve devant l’avalanche de selfie.
Nous passons notre temps à nous mettre en scène sur les réseaux sociaux, à essayer de nous faire voir sous notre plus beau jour (moi la première, hein, faut pas croire que je suis au-dessus de tout ça), or, cette fictionnalisation de notre quotidien ne fait qu’altérer notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Quelles relations peuvent encore prétendre être authentiques dans ce monde qui se construit à grands coups de tweet et d’événements Facebook ? Qu’espère-t-on se faire répondre lorsqu’on met en ligne un cliché de notre souper ? « Wow, Mélissa, t’es vraiment hot, ta ratatouille a l’air débile, tu dois vraiment être une personne extraordinaire pour avoir réussi à cuisiner une telle œuvre d’art » ? Clairement, ce que nous recherchons, c’est l’approbation d’autrui, et un peu beaucoup d’amour, aussi. On veut des like. On veut du feedback. On veut se sentir moins tu-seul.
Nous passons notre temps à nous mettre en scène sur les réseaux sociaux, à essayer de nous faire voir sous notre plus beau jour (moi la première, hein, faut pas croire que je suis au-dessus de tout ça), or, cette fictionnalisation de notre quotidien ne fait qu’altérer notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Quelles relations peuvent encore prétendre être authentiques dans ce monde qui se construit à grands coups de tweet et d’événements Facebook ? Qu’espère-t-on se faire répondre lorsqu’on met en ligne un cliché de notre souper ? « Wow, Mélissa, t’es vraiment hot, ta ratatouille a l’air débile, tu dois vraiment être une personne extraordinaire pour avoir réussi à cuisiner une telle œuvre d’art » ? Clairement, ce que nous recherchons, c’est l’approbation d’autrui, et un peu beaucoup d’amour, aussi. On veut des like. On veut du feedback. On veut se sentir moins tu-seul.
Parce qu’il n’y a
rien de plus triste qu’un repas engouffré en solitaire, sur le coin d’une
table, entouré de son ordinateur portable et de son téléphone intelligent.
Pourtant, on le fait tous. Parfois, souvent, tous les jours, ça dépend. Mais on
le fait. Parce que notre mode de vie nous l’impose. Parce que ça ne se fait
plus, on dirait, débarquer à l’improviste chez les gens, bouteille de vin à la
main, et lancer : « J’étais toute seule ce soir, ça m’ennuyait ;
n’y aurait-il pas une place pour moi à ta table ? » Peut-être que ça ne
s’est jamais fait. Peut-être que j’ai une vision beaucoup trop romantique de ce
que l’humain a jadis été. Mais en tout cas, je m’inquiète pas mal de ce qu’il
est en train de devenir. Pis les photos de tartares sur Instagram, pis les selfie de nos grosses faces en train de
se bourrer de tartare, j’imagine que c’est juste une image, une illustration
parmi tant d’autres de ce en quoi nous sommes en train de nous transformer.
Des animaux
tellement intelligents qu’ils sont capables de vous inventer cent manières de
servir du poulet, toutes plus succulentes les unes que les autres, mais qui
ignorent comment on tue une volaille et qui ne seraient pas prêts à tordre le
cou de la bête eux-mêmes avant de pouvoir la dévorer.
À la fameuse
question « L’œuf ou la poule ? », je réponds donc « le
poulet ». C’est le poulet, le début de toute.
Le jour où nous reprendrons contact avec ce qu’il y a dans notre assiette
(contact qui ne passe pas par les réseaux sociaux, il va sans dire) et où nous
serons en mesure de nommer la provenance exacte de chacun des aliments que nous
mangeons, ce jour-là, oui, je pense que nous pourrons affirmer haut et fort que
nous avons compris le sens de la vie.
Ah... manger! Manger ensemble, savourer l'aliment, l'apprécier pour ce qu'il est et être reconnaissant infiniment à la personne qui l'a préparé pour qu'il goûte ça. Mes plus beaux souvenirs d'enfance, mes plus beaux souvenirs d'amitié, mes plus beaux fous rires viennent tous d'un tour de table. Mes parents avaient l'habitude, pendant les Fêtes, d'inviter tour à tour les matantes et les mononcles à venir partager un repas de fondue, de rôti, de bonnes choses, bref! Et ensuite, c'était notre tour d'être invités chez eux. Comme j'ai beaucoup de tantes et d'oncles, ça se prolongeait jusqu'en février. Quel bonheur!
RépondreSupprimerAujourd'hui, avec Léo, je suis heureuse qu'il soit aussi facile côté bouffe que nous. Qu'il soit ouvert à essayer une fois, deux fois, ce qui le déstabilise. J'essaie de lui transmettre l'amour qu'il y a dans un plat, la vie qu'il reste dans la nourriture. Et j'espère qu'il gardera lui aussi de super souvenirs de nos repas de famille, d'amis, de sourires.