Mes petites, mes filles, mes
amours,
Il
y a cinq mois (cinq mois « civils », selon le calendrier grégorien,
non pas cinq mois de grossesse – je sais, c’est mêlant, mais ce n’est pas tout
à fait la même chose), j’ai appris une nouvelle qui a changé ma vie : j’ai
su que j’étais enceinte. Votre père et moi désirions au plus haut point avoir
un enfant alors cette annonce nous a grandement réjouis, bien que surpris un
peu, puisque nous venions tout juste de commencer à essayer de nous
« reproduire ».
Je me revois
encore dans la salle de bains, à 5 h 00 du matin (je sais, il était
tôt, mais on dit qu’il est mieux d’effectuer le test de grossesse avec la
première urine de la journée ; j’avais terriblement envie et je ne voulais
pas gaspiller mon précieux premier pipi du matin !). J’essayais tant bien
que mal de sortir le test de son emballage – je tremblais, j’étais si excitée
de connaître la réponse, j’avais de la difficulté à contenir mes mains
nerveuses. La réponse fut extrêmement rapide et sans équivoque ; à peine
deux secondes après avoir trempé le bâtonnet dans mon urine, un symbole «
+ » y est apparu.
J’ai couru
jusqu’à la chambre pour montrer le résultat à votre papa, qui ne comprenait
rien de ce qui se passait, tout endormi qu’il était encore. C’est positif mon amour, je suis enceinte. –
Hein !? – On va avoir un bébé ! Sa joie était si intense, elle
illuminait la pièce en entier, comme si déjà le jour s’était levé. Il faisait
pourtant toujours nuit et il était trop tôt pour que nous puissions partager
notre excitation avec qui que ce soit. Il est si pénible de garder un bonheur
aussi grand uniquement pour soi – cela fait presque mal.
Huit semaines
plus tard, nous avons appris une autre nouvelle qui a complètement bouleversé
notre existence : lors de la première échographie de routine, on nous a
annoncé que nous attendions non pas un, mais bien trois bébés. Le choc fut
immense. Nous avons mis une dizaine de jours à nous en remettre, à comprendre
ce qui venait d’arriver. Les miracles, aussi merveilleux soient-ils, sont
toujours un peu difficiles à avaler. L’humain n’est pas habitué à ainsi perdre
le contrôle de sa vie, lui qui se croit supérieur à tous les autres êtres
vivants. Lorsque survient un événement relevant d’une entité vraisemblablement
plus puissante que lui, il peut éprouver de la difficulté à accepter son sort
et, surtout, son statut d’être aussi faible et impuissant que les autres.
Quelle entité
a décidé de mettre trois bébés plutôt qu’un dans mon ventre, je l’ignore.
Certains l’appelleront Dieu, d’autres, tout simplement « la Nature »
ou « la Vie » – une chose est sûre : les phénomènes que nous ne
saisissons pas toujours bien, nous aimons beaucoup les affubler de noms qui
s’écrivent avec la majuscule au début. Pour ma part, j’aime bien croire que
c’est vous-mêmes qui avez décidé de venir au monde toutes en même temps. De
faire de mon ventre votre refuge. Votre maison de poupées.
Lorsque vous
serez plus grandes, vous vous poserez certainement beaucoup de questions, tant
sur vos origines que sur le sens de la vie, les raisons de votre présence sur
Terre – si vous êtes comme moi, ces grands questionnements existentiels
risquent de survenir assez tôt… Malheureusement, je n’aurai pas beaucoup de
réponses à vous fournir, car je suis moi-même en quête de sens constante.
Je n’arrive
toujours pas à dire si je crois en Dieu ou non – je peux seulement vous
confirmer que je ne crois pas aux dieux que les hommes se sont inventés pour
mieux dominer le monde, ceux aux noms de qui ils s’entretuent et se font la morale.
Je sais qu’il existe plusieurs formes d’énergie, dont certaines dépassent notre
entendement, ô nous qui avons besoin de voir pour croire. Je sais que les morts
ne meurent jamais complètement – au minimum restent-ils vivants dans nos cœurs
et dans nos esprits. Je sais aussi que nous ne sommes pas que des corps, des
enveloppes charnelles qui se décomposent tranquillement, jusqu’à ce que vienne
le moment de retourner dans la terre.
Qu’y a-t-il
d’autre que ce corps que nous trimballons, de la naissance à la mort ?
D’aucuns utiliseront le mot « esprit », tandis que d’autres parleront
plutôt d’« âme ». Vous entendrez peut-être aussi des personnes
prononcer les mots « chacras », « troisième œil » ou je ne
sais quoi encore. Honnêtement, le terme m’importe peu. Ce qui compte, c’est ce
que je ressens. Et je sais qu’en moi circule une énergie qui n’a rien à voir
avec le sang ou un quelconque autre fluide corporel.
C’est cette
énergie qui me permet d’entrer en contact avec les gens qui m’entourent,
d’éprouver des sentiments pour eux, de développer des relations sincères et
profondes, basées sur bien plus que l’aspect physique ou matériel de notre
réalité humaine. C’est également cette énergie qui me pousse à écrire, toujours
dans l’espoir d’entrer en contact avec le monde qui m’entoure. Les mots me
viennent parfois beaucoup trop naturellement pour que je puisse croire qu’ils
sont l’unique fruit du travail de mon cerveau. Une vulgaire connexion entre
deux synapses hyperactifs. Les mots me viennent de beaucoup plus loin, d’un
lieu chaud et mystérieux. D’un endroit paisible et insaisissable. Les mots
viennent du même endroit que vous. Mes trois petites, mes trois filles, mes
trois amours.
Quand j’ai
appris que j’étais enceinte, j’étais en Italie, le pays où est né votre papa.
Là-bas, je travaillais à l’écriture de mon deuxième livre, tout en me gardant
du temps pour visiter mon coin de pays adoptif et en découvrir la langue et la
culture. Pour me garder en forme, j’allais souvent courir dans la campagne de
l’Émilie-Romagne, généralement en fin de journée. Je me revois gambadant entre
les champs de vignes, le soleil de dix-sept heures chauffant doucement ma peau
de rouquine, l’humidité s’accrochant à mes muscles endoloris. J’observais le
paysage en me disant que je vivais là quelque chose d’unique, que j’avais
beaucoup de chance d’être là où j’étais, entourée de toute cette beauté. Je me
répétais souvent que cette année passée en sol italien serait « ma grande
année de création ». Au fond de moi, j’étais convaincue qu’au cours de ces
mois d’exil je parviendrais non seulement à terminer mon projet de livre, mais
également à concevoir un tout nouveau petit être avec l’homme de ma vie. Ma
grande année de création… Jamais je n’aurais cru si bien dire !
Aujourd’hui,
de retour au Québec, me voilà en train de terminer la confection de trois
petites demoiselles déjà tout excitées à l’idée de venir au monde. Maintenant
que le premier jet de mon projet d’écriture est effectivement terminé, c’est
tout ce à quoi j’occupe mes journées : vous faire grandir, mes
bébés ; vous donner tout ce dont vous avez besoin pour vous développer,
croître, vous épanouir.
Mes chéries,
comme moi, il semble que vous soyez quelque peu impatientes et que vous ayez
très hâte de voir de quoi il a l’air, le monde extérieur ; vous faites de
plus en plus de pression sur mon pauvre petit utérus et celui-ci a déjà
commencé à se déployer, afin de vous laisser sortir. Cependant, il est encore
un peu tôt pour vous permettre de vous pointer le bout du nez. Si vous deviez
naître maintenant, les médecins réussiraient sans aucun doute à vous sauver –
ils parviennent à faire des choses incroyables avec la technologie actuelle.
Toutefois, il serait mieux pour votre santé que vous teniez le coup encore
quelques semaines. Que vous continuiez de m’écraser la vessie, de me donner des
coups dans les côtes et de me virer les viscères à l’envers au moins un mois et
demi.
Afin que votre
arrivée parmi nous ne soit pas trop précipitée, vendredi dernier, mon médecin a
décidé de m’hospitaliser. Je passe maintenant mes journées couchée – j’ai le
droit de me lever uniquement pour aller me vider la vessie sur laquelle vous
vous amusez à piocher si joyeusement. De ma chambre, je vois le ciel bleu et un
immense mur de béton sans fenêtre – le bloc opératoire de l’hôpital. J’imagine
qu’il fait chaud, par contre, je ne peux pas le confirmer en ouvrant ma fenêtre
(les hôpitaux sont si déprimants qu’on s’assure toujours que leurs fenêtres ne
puissent pas s’ouvrir, afin qu’aucun patient ne décide de se défenestrer, dans
un geste d’ultime désespoir). J’entends des gens circuler dans les corridors,
mais je ne les vois pas. Votre papa vient me visiter le plus souvent qu’il le
peut. Il s’occupe de moi avec tendresse et dévotion, ce qui me fait l’aimer
chaque jour encore plus. Cela me manque de pouvoir dormir collée avec lui…
Plusieurs
autres choses me manquent évidemment, mais j’essaie de ne pas trop y penser. Je
me concentre plutôt sur vous, sur votre bien-être. Je vous parle souvent,
est-ce que vous m’entendez ? Je le souhaite. J’espère que mes paroles se
rendent à vous. J’espère que vous réalisez tout ce que je suis prête à faire
pour vous. Vous n’êtes pas encore tout à fait là, or, vous m’avez déjà appris
le sens réel des mots patience et abnégation.
Votre mère
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