mardi 23 août 2011

Ici aussi


Dimanche matin, nous devions partir pour les Alpes françaises, en compagnie de M. et C. deux amis français que nous avons connus à Montréal et qui étaient en vacances sur le Vieux Continent. Les parents de M. ont une maisonnette à la montagne, où il n’y a ni voisins ni électricité. Seulement la paix. Nous étions invités à aller nous y reposer, à manger de la tartiflette et de la fondue savoyarde, à jouer aux cartes et à faire de longues promenades. Étant donné qu’il fait très chaud à Carpi depuis plusieurs jours, nous entrevoyions cette escapade en haute altitude comme une occasion de nous rafraîchir et de faire le plein d’air pur.

Le plan était simple : puisque M. et C. passaient le week-end à Milano, qui est à deux heures de Carpi, sur notre route vers la France, nous devions passer les chercher en voiture et faire le reste du voyage avec eux. Comme tout est fermé le dimanche en Europe, il était prévu que F. et moi allions faire les emplettes le samedi, afin d’avoir de quoi à se mettre sous la dent rendus là-haut. Samedi après-midi, nous avons donc fait les courses. Lardon, coppa, prosciutto, baguette, pommes de terre, vin, yogourt, fruits et confiture pour le déjeuner, tout y était. Le soir venu, nous avons fait nos bagages, afin d’être prêts à partir de bonne heure le lendemain, de manière à arriver à destination suffisamment tôt pour profiter de ce qu’il resterait de la journée. Nous avions rendez-vous avec les copains à 11h30 à Milano, ce après quoi il nous resterait environ trois heures de route.

Mais puisque rien ne se déroule jamais comme prévu dans la vie, nous ne sommes pas partis. Enfin, pas jusqu’au bout.

Samedi soir, vers 23 heures, nous avons appris le décès du grand-père de F.

Commotion. Cet événement, tous l’attendaient, car le nonno (grand-père en italien) était très malade depuis plusieurs mois. Il allait avoir 90 ans à la fin septembre. Sa mort fut une délivrance bien plus qu’un drame, mais toute mort demeure infiniment triste, peu importe la part de soulagement qu’elle puisse apporter. Tandis que les parents de F., qui étaient déjà au lit, se rhabillaient et se préparaient à aller rejoindre la nonna à la maison familiale pour veiller le corps du défunt, F. essayait de rejoindre sa tante pour lui annoncer la nouvelle. Puis, rapidement, un grand questionnement très terre à terre s’est imposé à nous : qu’est-ce qu’on fait ?!

Il n’était plus question pour nous d’aller à la montagne. Nous devions en informer M. et C. Or, nous n’avions aucun moyen de les rejoindre, ayant omis de leur demander le nom de l’hôtel où ils logeaient. Ceux-ci n’avaient pas de cellulaire et à une heure aussi tardive, nous doutions qu’ils iraient voir leurs courriels. Nous leur avons tout de même écrit un message pour les tenir au courant de la situation, les priant de nous téléphoner au plus vite s’ils lisaient celui-ci, mais nous fondions peu d’espoir sur ce mode de communication. F. ne cessait de répéter « Nous n’avons pas le choix, nous devons aller là demain. », ce que je trouvais absolument ridicule. Devoir faire deux heures de route pour aller annoncer à des personnes que nous ne pouvions pas aller avec eux à la montagne, puis, revenir sur nos pas, rouler encore deux heures, et rentrer à la maison ; il devait bien y avoir une autre solution. Nous sommes en 2011 tout de même. À l’ère du Web 2.0, de la télécommunication par satellites, des téléphones intelligents. Finalement, les pigeons voyageurs du Moyen-Âge étaient beaucoup plus efficaces que tous les iPhone et Blackberry de ce monde.

Au-delà du fait que nous n’arrivions pas à rejoindre M. et C., nous nous demandions comment ceux-ci allaient bien pouvoir s’organiser pour rentrer chez eux. Au début, F. pensait carrément aller les porter en France et revenir. Je veux bien croire qu’en Europe, les distances sont infimes comparées à celles du Canada, mais il y a toujours bien des limites ! Faire dix heures de voiture en une journée, alors que F. et toute sa famille étaient en deuil, ne m’apparaissait pas la meilleure des idées. Nous avons cherché sur Internet, les vols d’avion, le coût des billets de train, de bus, épluché tous les possibles. Des solutions, il y en avait, mais elles avaient très certainement un coût… Et on se rappelle que c’était un dimanche et je le redis, ici, le dimanche, tout tourne au ralenti. De toutes façons, nous ne pouvions pas décider pour M. et C. Nous avons simplement pris en note les options et nous sommes allés dormir. Malgré l’émotion, nous avons réussi à nous reposer un peu. Il le fallait bien, car une grosse journée nous attendait le lendemain.

À peine passé 9 heures, nous étions sur l’autoroute, en direction de Milan. J’ai visité Milan il y a neuf ans de cela. J’avais bien l’intention d’y retourner prochainement. Je n’aurais cependant pas cru que ce serait dans de telles circonstances.

La route était fluide, malgré le fait que c’était le dernier dimanche de vacances pour une grande majorité d’Italiens, il n’y avait pas trop de trafic. Nous avons croisé plusieurs étrangers sur le chemin – des voitures plaquées en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, en France, en Belgique. Tous ces gens rentraient chez eux. Et nous, nous allions annoncer à nos amis qu’ils devaient trouver un moyen d’en faire autant.

La situation était quelque peu absurde. Je rigolais en m’imaginant M. et C. lorsque nous leur expliquerions ce qui se passait, convaincue qu’ils ne nous croiraient pas, qu’ils penseraient que nous leur faisions une mauvaise blague, que notre valise était dans le coffre de la voiture et que nous passerions bel et bien quatre belles journées ensemble. Si seulement. Dans le coffre, tout ce qu’il y avait, c’était un petit sac à dos rempli d’eau et de nourriture ; nous avions cru bon préparer un pique-nique pour nos copains, ignorant combien de temps ils devraient attendre à Milan et sachant très bien qu’il n’est pas si simple de s’acheter un sandwich ou une bouteille d’eau un dimanche, même dans une des plus grandes villes d’Italie.

Nous sommes arrivés au point de rendez-vous à l’heure prévue. Il fallait bien qu’une chose au moins fonctionne comme cela avait été imaginé. M. et C. nous ont tout de suite crus, finalement. Sur leur visage, la déception, la compassion et plusieurs gouttes de sueur. C’est qu’il devait faire 45 degrés au soleil. Malgré l’insoutenable chaleur de l’être, nous nous sommes rapidement mis en mode recherche active de solutions.

La gare de trains fut notre première destination. À voir la quantité de gens qui faisaient la file à la billetterie, j’avais peur qu’il ne reste plus de places pour nos deux amis sur le train en direction de la France – en gros, il y a un train qui fait Milan-Paris et c’est celui-ci qu’empruntent tous les Français pour retourner chez eux. On a réussi à leur dénicher un billet en première classe et un autre en deuxième. C’est tout ce qu’il restait. Et officiellement, ce billet était pour Modane, alors qu’eux devaient débarquer à Chambéry, la station suivante. Des gens devaient embarquer à Modane et prendre leur siège. Mais on est Italie, le pays où il y a toujours moyen de moyenner. Quelques minutes avant l’arrivée du train à Modane, ils n’auraient qu’à se rendre dans le wagon restaurant pour siroter un café. Puis, une fois le train reparti, il leur suffirait de faire semblant d’avoir loupé leur arrêt. Le pire qu’il pouvait arriver, c’était que le contrôleur leur demande leur billet à ce moment exact. Mais à part les faire débarquer au prochain arrêt, ledit contrôleur ne pouvait pas faire grand-chose pour les punir. Ça tombait bien, le prochain arrêt était le leur. Cette solution, mon chum l’a proposée à la blague devant le vendeur de billets, qui a confirmé à demi-mot que cela était une des possibilités. « Les Italiens finissent toujours pas trouver une manière de se débrouiller », a-t-il dit.

Le train pour Modane (ou Chambéry, c’est selon) partait à 16 heures. Il était 13 heures et des poussières. Après avoir acheté les billets, nous sommes donc allés manger une pizza dans un des rares restaurants ouverts ce jour-là. Malgré les circonstances, il nous faisait vraiment plaisir de voir M. et C. Nous avons mangé et discuté, puis, il nous a fallu rejoindre la réalité. Nous leur avons dit au revoir, sans trop savoir quand nous aurions la chance de les revoir, justement, puisqu’après la France, ils partent s’installer à Vancouver. La vie s’arrangera bien pour que nos routes se croisent à nouveau. La vie s’arrange toujours. Comme les Italiens.

De retour à la maison, F. et moi avons défait les bagages que nous avions préparés la veille. Remis les vêtements de randonnée, les polars et les casquettes à leur place dans l’armoire. Il nous fallait dès lors penser à ce que nous mettrions aux funérailles, qui se tiendraient le mardi matin.

Ce soir-là, nous avons mangé avec les parents de F. et bu du vin. Un peu plus qu’à l’habitude. Nous sommes restés assis à table longuement, à nous raconter des histoires, à rire, à trinquer. Nous avons porté un toast au nonno. Pris une gorgée silencieuse. Parce qu’ici aussi, les gens meurent.

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