vendredi 28 novembre 2014

Une grenade en travers de la gorge




Hier soir, Alice a eu la brillante idée de se foutre un grain de pomme grenade dans la narine droite. Au début, elle trouvait ça drôle, puis quand elle a compris que ça ne ressortait pas aussi facilement que c’était entré, ce bidule-là, elle a commencé à rire jaune. Au bout d’une minute, j’ai fini par être capable de lui extirper le fruit qui lui entravait les sinus. Tout le long de l’intervention, je ne pensais qu’à une chose : s’il vous plaît, petite pomme grenade, sors de là, car je n’ai vraiment pas envie de passer la soirée à l’urgence à cause de toi. Une pomme grenade dans la narine. Tu parles d’une raison débile pour aller à l’hôpital.  



Ce matin, en revoyant dans ma tête l’image de la petite Alice au prise avec sa graine rouge sang dans la narine, je me suis rendu compte que c’était notre situation à tous en ce moment : nous avons une grenade en travers de la gorge. Un engin à l’allure inoffensive, qu’on nous présente même comme étant bon pour nous, mais qui menace de nous étouffer lentement.

Notre pomme grenade collective se nomme austérité.

Depuis plusieurs semaines, je vis un grand malaise physique. Je ne me sens pas bien. Je mettais ça sur le dos de l’automne. Mais ce n’est pas la faute à novembre. Plutôt celle du manque de lumière de nos élus. La noirceur qui habite le cœur de ceux censés nous gouverner avec lucidité et transparence. Leur cupidité me rend malade. Littéralement. J’ai l’impression constante qu’un homme invisible a posé ses mains sur mon cou, l’encercle avec une force modeste mais soutenue, juste assez puissante pour me rappeler sa présence, mais pas assez brutale pour nuire véritablement à ma respiration. Je vis encore, mais toujours dans cette étreinte obligée.

J’ai passé le weekend dernier au Salon du livre de Montréal. Durant ces 48 heures, oui, j’ai signé des exemplaires de mon roman, vendu des livres, jasé littérature, mais j’ai surtout discuté société, consolidation et incompétence ministérielle. Sur toutes les lèvres, dans tous les apéros, autour de toutes les tables, il n’y avait que ce sujet, dramatique s’il en est un – et non pas au sens théâtral du terme : l’austérité. Les coupures. La fin de l’accès universel aux CPE, le projet de loi 3 sur les régimes de retraite, les coupes drastiques que subit Radio-Canada, la mort du programme d’aide pour la procréation assistée, le dégraissage de l’État, l’hostie d’équilibre budgétaire, la mise à pied des jeunes fonctionnaires ou la précarité comme nouvelle forme de permanence, la privatisation des services. Toutes les sphères sociales sont touchées, toutes les classes. Personne n’échappe à la sordide machine politique qui fait tout sauf travailler pour le bien commun.

Toujours au Salon du livre, tandis que j’étais à bouquiner dans le kiosque Dimédia (j’en profitais pour acheter tous les ouvrages que je ne suis pas en mesure de me procurer au Renaud-Bray de Lévis, t’sais), j’ai entendu deux hommes converser derrière moi. Je n’ai pas vu leurs visages, j’ai seulement entendu leurs paroles pleines de découragement.

    - Hey, salut ! Comment tu vas ? 
    - Oh, moi, personnellement, je vais bien. Mais socialement, ça ne va pas du tout.

Nous en sommes rendus là. À la fameuse question rhétorique « Ça va ? », nous sommes devenus incapables de répondre le convenu « Oui, et toi ? ». Nous n’avons plus le choix de dire à quel point nous sommes inquiets. Nous ne pouvons plus faire semblant. Il faut parler. Mais surtout, il nous faut agir.

Nous avons besoin de gestes concrets, de solidarité. Ce ne sont pas nos ceintures qu’il faille serrer, mais nos coudes. Passer au travers de cela ensemble. Pour lutter contre la sacro-sainte austérité qui a pour synonymes, ne l’oublions pas, la dureté, la froideur, la gravité, la mortification, la pénitence, la raideur, le renoncement, la rigidité, la rudesse, la sècheresse, la tristesse et, surtout, le jansénisme.

Jansénisme : Doctrine chrétienne hérétique sur la grâce et la prédestination, issue de la pensée de Jansénius (exposée dans son ouvrage l'Augustinus en 1640, interprétation de la thèse de Saint Augustin) et selon laquelle, sans tenir compte de la liberté et des mérites de l'homme, la grâce du salut ne serait accordée qu'aux seuls élus dès leur naissance. 

Voilà qui explique toutes les décisions que prennent nos représentants démocratiques (haha, démocratie, laissez-moi rire). Ils sont convaincus non pas d’être des élus du peuple, mais des élus d’un quelconque dieu, et ce, de manière innée et incessible. Le pouvoir leur appartient. Ils sont destinés à la richesse, à l’imputabilité. Ils demeurent au-dessus de tout ce que les autres hommes doivent respecter – les lois, entre autres. Et ils ne travaillent que pour préserver leur place.

C’est contre cela qu’il est nécessaire de se battre. Contre cette conviction que détiennent les gens au pouvoir qu’ils sont irremplaçables, indélogeables. Il est venu le temps de les ébranler.

C’est pourquoi demain, samedi 29 novembre, j’irai manifester contre l’austérité. Avec les triplettes, nous allons lancer des pommes grenades sur le parlement*.












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* Avis à ceux qui pourraient percevoir cela comme une menace réelle : ça s’appelle une métaphore.


À lire, pour compléter la réflexion : le superbe papier de Josée Blanchette dans Le Devoir d’aujourd’hui.






jeudi 13 novembre 2014

Mon chum est un féministe



Il nous arrive souvent, à F. et à moi, de nous demander mutuellement pourquoi nous nous aimons. « Qu’est-ce qui a fait que tu es tombé en amour avec moi ? » « Veux-tu ben me dire ce que tu me trouves ?! » Généralement, on aime une personne pour des tas de petits détails – sa manière de se pincer la lèvre lorsqu’il est gêné, sa façon de dire « Oui, allô ? » lorsqu’elle répond au téléphone, le regard tendre qu’il pose sur nous lorsque nous nous emportons à propos d’absolument rien, la fossette qui se creuse dans ses joues lorsqu’elle sourit. Des éléments qui paraissent banals aux yeux du reste de la planète mais qui, pourtant, savent rendre concret notre amour. Parce qu’il s’agit d’un sentiment qui se résume bien mal. Bien entendu, on s’aime aussi parce qu’on partage les mêmes valeurs, parce qu’on a des rêves communs, parce qu’on s’admire réciproquement. Mais ça, parfois, c’est plus difficile à mettre en mots. Ce qui est essentiel trouve rarement le moyen de s’exprimer par la parole.


Hier, j’ai eu une sorte d’illumination. Mon chum était en train d’arranger du poulet cru dans la cuisine afin de me faire gagner du temps lorsque j’aurais à cuisiner le souper aujourd’hui, tandis que moi, j’écoutais Shrek avec les triplettes dans la pièce avoisinante. À ce moment précis, j’ai ressenti une immense vague d’amour pour F.. Parce qu’il coupait du poulet cru, oui. Depuis mon confortable divan, je lui ai lancé un « je t’aime » bien senti. Il n’a pas trop saisi le motif de cette passion soudaine ; il a tout de même accepté l’offrande.

Lorsque les petites étaient couchées, je lui ai expliqué. Que je l’aimais pour ça. « Parce que je coupe du poulet ? » Oui. Parce qu’en fait, ce poulet qui se faisait charcuter par ses mains répugnées (il haït faire cette job de dépeçage), il était le symbole de tous les sacrifices qu’il était prêt à faire pour moi, pour ses enfants. Cette pièce de viande était l’image toute matérielle de son engagement auprès de notre famille, de sa propension à s’investir corps et âme pour que le quotidien soit agréable, pour que les épreuves se traversent en douceur, pour que notre couple dure.

« Je t’aime parce que tu n’as aucune idée préconçue du rôle que devrait jouer une femme dans une maison et de celui que devrait tenir l’homme. Tu fais ce qui doit être fait, point. Je t’aime parce que tu es le plus grand féministe que je connaisse. L’égalité homme-femme pour toi n’est pas qu’un concept ; c’est une façon de vivre au quotidien. Tu ne fais pas que souhaiter que celle-ci existe ; tu t’organises pour qu’elle puisse prévaloir. » Voilà ce que je lui ai dit. Il m’a répondu humblement – il a toujours de la difficulté à accepter les compliments : « C’est la seule manière d’être que je connaisse. Je ne me force pas pour agir de la sorte. Je suis ainsi, c’est tout. » Mais ce ne sont pas tous les hommes qui sont ainsi. Loin de là.

Mon chum popotte, mon chum change des couches, mon chum a passé un an et demi à la maison avec moi après la naissance de nos filles, mon chum me laisse partir plusieurs jours, plusieurs fois par année, afin que je puisse me dédier à ma carrière d’écrivaine et, surtout, mon chum considère toutes ces choses comme étant normales. L’autre soir, je suis allée au théâtre avec un ami. Avant la représentation, nous sommes allés souper. L’ami en question (bonjour, David!) m’a avoué avoir été surpris que j’accepte de casser la croûte avec lui, croyant que cela serait impossible avec mes trois enfants. Je lui ai répondu que j’avais un chum extraordinaire. Et lui m’a lancé : « J’espère que t’en es consciente, oui. » Parce que les autres garçons le savent, que des hommes comme F., ce n’est pas la norme.

Dans mon entourage, immédiat, j’observe beaucoup de ces super papas et de ces conjoints merveilleux. Luc, Michel, Benoît, Nicholas… Ce sont autant d’exemples de grands féministes – du moins, pour ce que j’en sais, puisque je ne suis pas là au quotidien à épier leurs moindres faits et gestes. Cependant, je sais qu’en dehors de ce cercle restreint dans lequel j’évolue, il y a des hommes qui n’acceptent pas que leur conjointe gagne un salaire plus élevé que le leur, qui ne mettent jamais les pieds dans la cuisine, qui ne seraient jamais prêts à évaluer la possibilité de prendre le congé parental à la place de leur blonde, même si cela s’avèrerait plus logique pour différents motifs ; des hommes qui croient que les féministes sont des hystériques. Et ce ne sont pas que des hommes issus de générations plus vieilles ; il y a parmi eux bien des jeunes. Mais je n’ai pas écrit ce texte pour les juger. J’ai plutôt voulu rendre hommage à ceux qui, au contraire, se battaient au côté des femmes pour que plus aucune barrière ne les sépare.

Depuis deux semaines, on entend beaucoup parler de rapports homme-femme, de relation de pouvoir, d’agressions, de misogynie, de sexisme, de machisme, de dénonciation. Je comprends le besoin que peuvent éprouver certaines femmes de sortir sur la place publique pour enfin lever le voile sur les sévices que leur ont fait subir certains hommes. Ce grand mouvement de libération était probablement nécessaire. Cependant, déjà, il commence à y avoir des dérapages (je pense à ce qui se passe présentement à l’UQAM) et des effets pervers.

Pour éviter les dommages collatéraux, pour ne pas sombrer dans le totalitarisme (« les hommes sont tous comme ceci, les hommes pensent tous comme cela »), je crois qu’il est important que nous continuions d’offrir des portraits d’homme qui n’ont rien à voir avec les monstres dont on parle en ce moment dans les médias et sur les réseaux sociaux. (À ce sujet, je vous inviterais à aller lire le très beau texte de Michel Savard.) Il est primordial qu’on se rappelle qu’une grande proportion des hommes sont nos alliés. Qu’ils ont leurs défauts et leurs qualités, comme n’importe quelle femme, et qu’il ne faut pas cesser de se laisser toucher par leur humanité.

Beaucoup de chroniqueurs ont essayé de faire valoir ce point de vue, de manière souvent maladroite. Foglia, Petrowski et compagnie se sont fait rentrer dedans parce qu’ils avaient voulu rappeler que l’exception ne faisait pas la règle. (Je ne prends pas leur défense, pas plus que je ne leur jette le blâme : je constate ce qui s’est passé, voilà tout.) J’ai moi-même hésité avant d’aborder le sujet du féminisme à l’heure où les propos se radicalisent et où le fossé tend à se creuser entre les différents camps. Puis, je me suis dit que je pouvais parler de féminisme sans devoir lancer la pierre à qui que ce soit.

J’ai eu envie de parler de féminisme en parlant d’amour. J’ai eu envie de vous dire que j’étais mariée à un homme incroyable auprès de qui être une femme n’est pas un problème, mais une grande joie.